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ESCALADES DANS LES ALPES.

élever une petite pyramide de pierres, puis nous admirâmes la vue qui se déroulait à nos yeux[1].

C’était une de ces journées pures et tranquilles qui précèdent d’ordinaire le mauvais temps. L’atmosphère, profondément calme, n’était troublée par aucun nuage, par aucune vapeur. Les montagnes situées à soixante-quinze kilomètres, que dis-je ? à cent kilomètres de nous, se voyaient avec une telle netteté qu’on les eût crues à la portée de la main ; tous leurs détails, leurs vives arêtes, leurs escarpements abrupts, leurs neiges immaculées, leurs glaciers étincelants, s’étalaient sous nos yeux sans un défaut. Celles dont les formes nous étaient familières évoquaient en foule dans notre mémoire les heureux souvenirs de nos courses des années précédentes. — Pas un des grands pics des Alpes ne nous était caché[2].

Je la revois encore, aussi nettement qu’à cette heure solennelle, cette grande ceinture de cimes géantes dominant les chaînes et les massifs qui leur servaient de base. Je revois d’abord la Dent Blanche au grand sommet blanc ; le Gabelhorn, le Rothhorn à la pointe aiguë ; l’incomparable Weisshorn ; les Mischabelhœrner, semblables à d’énormes tours, flanquées par l’Allalinhorn, le Strahlhorn et le Rimpfischhorn ; puis le Mont-Bose avec ses nombreuses Aiguilles (Spitzen), le Lyskamm et le

    pas facile à escalader, bien que la pente en fût modérée. Inclinée de dix degrés de plus, elle eût offert de grandes difficultés ; de vingt, elle eût été impraticable. Aussi ne pensions-nous pas qu’on pût monter au sommet par les pentes du nord-ouest. Cependant, l’indomptable Carrel l’atteignit de ce côté. D’après la connaissance que j’ai de cette dernière pente gravie par le hardi chasseur, et d’après le récit de M. F. C. Grove, le seul touriste qui l’ait escaladée, je n’hésite pas à dire que l’ascension exécutée, en 1865, par Carrel et par Bich est bien l’entreprise la plus désespérée qu’on ait jamais accomplie dans les montagnes. Je demandai à Carrel, en 1869, s’il avait jamais fait rien de plus difficile. Il me répondit tranquillement : « On ne saurait guère exécuter une chose plus difficile ! »

  1. L’arête du sommet était très-décomposée, moins cependant que les arêtes du sud-ouest et du nord-est. Le rocher le plus élevé en 1865 était un bloc de micaschiste, et le fragment que je brisai possède non-seulement à un degré remarquable le caractère du pic, mais il en imite d’une manière étonnante les détails de la forme. Voir la gravure de la page 394.
  2. Il est très-rare que la moitié de ce panorama qui regarde le sud ne soit pas cachée par les nuages.