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CHAPITRE XXII.

d’inutiles efforts. Trop abattus pour parler, nous recueillîmes en silence tout ce qui nous avait appartenu, à nous et à ceux que nous avions perdus, et nous nous préparions à descendre quand soudain un arc immense se dessina dans le ciel, s’élevant à une très-grande hauteur au-dessus du Lyskamm. Pâle, incolore, silencieuse, cette mystérieuse apparition présentait des lignes parfaitement nettes et arrêtées, excepté aux extrémités, qui se perdaient dans les nuages ; on eût dit une vision d’un autre monde. Frappés d’une terreur superstitieuse, nous suivions avec stupéfaction le développement graduel des deux grandes croix placées de chaque côté de cet arc étrange. J’aurais douté de mes propres sens si les Taugwalder n’avaient aperçu les premiers ce phénomène atmosphérique ; ils lui attribuèrent une relation surnaturelle avec l’accident. Pour moi, je pensai presque aussitôt que c’était peut-être un mirage où nous jouions notre rôle ; mais nos mouvements n’y apportaient aucun changement. Les formes spectrales restèrent immobiles. C’était un phénomène terrible, merveilleux, unique pour moi qui avais vu tant de choses curieuses. Dans les circonstances où nous nous trouvions, l’impression qu’il produisit sur nous ne saurait se décrire[1]. (Voyez la gravure du frontispice.)

  1. Je n’accordai pas une grande attention à cette remarquable apparition, et je fus bien aise de la voir disparaître, car elle donnait aux deux guides de fâcheuses distractions. Dans des circonstances ordinaires, j’eusse été plus tard fort contrarié de ne pas avoir observé avec plus de soin un phénomène aussi rare et aussi singulier. Je n’ai presque rien à ajouter à ce que je viens de dire. Le soleil était juste derrière nous, c’est-à-dire l’arc et les croix se trouvaient placés vis-à-vis du soleil. Il était six heures trente minutes du soir ; les formes étaient nettes et délicates, peu colorées ; elles se développèrent graduellement et disparurent presque subitement. Les brouillards très-transparents, c’est-à-dire peu épais, se dissipèrent dans le courant de la soirée.

    On a pensé que les croix étaient figurées d’une manière incorrecte dans la gravure, et qu’elles étaient probablement formées par l’intersection de plusieurs cercles ou ellipses, comme on le voit dans le dessin ci-joint. Cette explication est vraisemblablement exacte ; cependant j’ai préféré suivre mes notes originales. (Voyez l’Appendice.)