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ESCALADES DANS LES ALPES.

J’étais prêt à partir et j’attendais les deux guides. Ils avaient su retrouver l’appétit et la parole. Comme ils causaient entre eux en patois, je ne les comprenais pas. À la fin, le fils me dit en français :

« Monsieur.

— Eh bien ?

— Nous sommes de pauvres gens ; nous avons perdu notre maître ; personne ne nous payera ; c’est bien dur pour nous.

— Taisez-vous, lui dis-je en l’interrompant, c’est absurde ce que vous dites la ; je vous payerai, moi, tout comme si votre maître était là. »

Ils se consultèrent encore un instant dans leur patois, puis le fils reprit :

« Nous ne vous demandons pas de nous payer. Nous désirons seulement que vous écriviez sur le livre de l’hôtel à Zermatt, ainsi que dans vos journaux, que nous n’avons pas été payés.

— Quelles absurdités me contez-vous ? Je ne vous comprends pas. Qu’est-ce que ça signifie ? »

Il continua :

« C’est que… l’année prochaine, il viendra une quantité de touristes à Zermatt, et nous aurons à coup sûr une belle clientèle[1]. »

Qui aurait pu répondre à une pareille proposition ? Je gardai le silence ; mais ils comprirent à merveille l’indignation qui me suffoquait. Leur cynisme avait fait déborder la coupe d’amertume. Dans mon désespoir, je faisais voler avec une telle rage des éclats de rochers dans l’espace qu’ils se demandèrent tout bas plus d’une fois si je n’allais pas les mettre en pièces, eux aussi. La nuit vint ; pendant une heure nous continuâmes à descendre dans l’obscurité. À neuf heures et demie, nous trouvâmes une espèce d’abri où nous passâmes six mortelles heures, sur une misérable dalle à peine assez large pour pouvoir nous étendre tous les trois. Dès l’aube, nous nous remîmes en route ; nous descendîmes en courant de l’arête du Hörnli aux chalets

  1. Transcrit dans mon livre de notes.