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ESCALADES DANS LES ALPES.

sants effets que produit l’action longue et continue de forces presque insignifiantes. On en trouve dans plusieurs autres parties des Alpes[1] et dans d’autres pays.

Ville-Vieille s’enorgueillit d’une auberge qui a pour enseigne un éléphant. Suivant l’opinion des principaux habitants du village, cette enseigne prouve qu’Annibal a traversé la gorge du Guil. Je me souviens de l’auberge parce que le pain qu’on y servit, n’ayant qu’un mois de cuisson[2], était remarquablement tendre. Pour la première fois depuis dix jours, il me fut possible d’en manger un peu sans le découper en petits morceaux pour le faire tremper dans de l’eau chaude, opération qui produisait une pâte visqueuse à la surface, mais qui laissait à l’intérieur un noyau d’une dureté invincible.

Le même jour je traversai le col Isoard pour gagner Briançon. C’était le 15 août. Partout la population était en fête. Des bruits joyeux s’échappaient des maisons de Servières, quand je franchis le pont sur lequel s’exécute chaque année la danse pyrrhique[3], et les indigènes erraient par les chemins, dans tous les différents degrés de l’ivresse. Il était tard lorsque les lumières de la grande forteresse brillèrent à mes yeux ; mais je franchis les portes sans obstacle, et je vins de nouveau chercher un abri sous le toit de l’hôtel de l’Ours.

  1. Dans la gorge du Dard, près d’Aoste ; près d’Euseigne, dans le val d’Hérens ; près de Stalden, dans le Vispthal ; près de Ferden, dans le Lœtschenthal ; et, sur une plus grande échelle, près de Botzen, dans le Tyrol, et en Amérique, sur le Colorado, rivière de l’Ouest. (Voyez le chapitre xxiii.)
  2. Un usage antique et solennel veut que chaque famille ait sa provision de pain pour une année entière. Ainsi l’on montre aux envieux que la farine ne manque pas. Le pauvre seul mange parfois du pain frais, parce qu’il n’a pas une récolte suffisante pour cuire en une fois la provision de toute l’année ; mais il a honte de sa pauvreté, et, quand il s’agit de mettre la main à la pâte, il se cache afin d’échapper aux regards des voisins. (Élisée Reclus, Tour du monde, 1860, 2e semestre, p. 415.)
  3. Voyez les Hautes-Alpes, par Ladoucette, p. 596.