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ESCALADES DANS LES ALPES.

gne, mais, sourds à toutes les sollicitations, ils refusaient de tenter sérieusement l’escalade des parties supérieures ; ils saisissaient la première occasion qui s’offrait à eux d’y renoncer, car cette entreprise leur était plus qu’indifférente[1]. En réalité, ils étaient tous persuadés, excepté un seul d’entre eux dont je parlerai tout à l’heure, que le sommet du Cervin était absolument inaccessible.

Nous résolûmes de partir seuls ; mais, prévoyant que nous aurions froid à notre bivouac, je priai l’hôtelier de me prêter deux couvertures. Il me les refusa, alléguant cette curieuse raison que nous avions acheté une bouteille d’eau-de-vie à Val-Tournanche, et que nous ne lui en avions pas acheté, à lui ! Pas d’eau-de-vie, pas de couvertures ! telle était sans doute sa règle de conduite. Du reste, nous n’en eûmes pas besoin cette nuit-là, car nous la passâmes dans les chalets les plus élevés de la vallée, c’est-à-dire à une heure de marche de l’hôtel. Les chaletiers, rarement visités par les touristes, étaient de braves gens. Ils nous accueillirent avec joie, nous installèrent de leur mieux, partagèrent avec nous leurs modestes provisions de bouche, et, quand nous fûmes tous assis autour de la grande marmite de cuivre suspendue sur le feu, ils nous avertirent d’une voix rude, mais bienveillante, de nous méfier des précipices hantés par les esprits. À la tombée de la nuit, nous aperçûmes près des chalets Jean-Antoine Carrel et son camarade qui y montaient. « Oh ! oh ! leur criai-je, vous vous êtes ravisés ? » — « Du tout, vous vous trompez, » répondirent-ils. — « Alors, pourquoi êtes-vous venus ici ? » — « Parce que, nous aussi, nous allons demain sur la montagne. » — « Alors il n’est donc pas nécessaire d’être plus de trois ? » — « Pas pour nous. » J’admirai leur ruse, et j’eus grande envie de les engager tous les deux ; mais, après réflexion, je n’en fis rien. Le camarade était J. J. Carrel, proche parent d’Antoine, qui avait accompagné M. Hawkins.

Tous deux étaient de hardis montagnards ; mais Jean-Antoine,

  1. Il faut en excepter le guide Bennen.