Aller au contenu

Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/154

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
148
LE PORTRAIT

— Quelle est-elle, Harry ? demanda indifféremment le jeune homme.

— La consolation évidente : prendre un nouvel adorateur quand on en perd un. Dans la bonne société, cela vous rajeunit toujours une femme… Mais réellement, Dorian, combien Sibyl Vane devait être dissemblable des femmes que nous rencontrons. Il y a quelque chose d’absolument beau dans sa mort.

« Je suis heureux de vivre dans un siècle où de pareils miracles se produisent. Ils nous font croire à la réalité des choses avec lesquelles nous jouons, comme le roman, la passion, l’amour…

— Je fus bien cruel envers elle, vous l’oubliez…

— Je suis certain que les femmes apprécient la cruauté, la vraie cruauté, plus que n’importe quoi. Elles ont d’admirables instincts primitifs. Nous les avons émancipées, mais elles n’en sont pas moins restées des esclaves cherchant leurs maîtres ; elles aiment être dominées. Je suis sûr que vous fûtes splendide !… Je ne vous ai jamais vu dans une véritable colère, mais je m’imagine combien vous devez être charmant. Et d’ailleurs, vous m’avez dit quelque chose avant-hier, qui me parut alors quelque peu fantaisiste, mais que je sens maintenant parfaitement vrai, et qui me donne la clef de tout…

— Qu’était-ce, Harry ?

— Vous m’avez dit que Sibyl Vane vous représentait toutes les héroïnes de roman, qu’elle était un soir Desdémone, et un autre, Ophélie, qu’elle mourait comme Juliette, et ressuscitait comme Imogène !

— Elle ne ressuscitera plus jamais, maintenant, dit le jeune homme, la face dans ses mains.

— Non, elle ne ressuscitera plus ; elle a joué son dernier