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LE PORTRAIT

de myriades de vies et de myriades de sensations, une complexe et multiforme créature qui portait en elle d’étranges héritages de doutes et de passions, et dont la chair même était infectée des monstrueuses maladies de la mort.

Il aimait à flâner dans la froide et nue galerie de peinture de sa maison de campagne, contemplant les divers portraits de ceux dont le sang coulait en ses veines.

Ici était Philip Herbert, dont Francis Osborne dit dans ses « Memoires on the Reigns of Queen Elizabeth and King James » qu’il fut choyé par la cour pour sa belle figure qu’il ne conserva pas longtemps… Était-ce la vie du jeune Herbert qu’il continuait quelquefois ?… Quelque étrange germe empoisonné ne s’était-il communiqué de génération en génération jusqu’à lui ? N’était-ce pas quelque reste obscur de cette grâce flétrie qui l’avait fait si subitement et presque sans cause, proférer dans l’atelier de Basil Hallward cette prière folle qui avait changé sa vie ?…

Là, en pourpoint rouge brodé d’or, dans un manteau couvert de pierreries, la fraise et les poignets piqués d’or, s’érigeait sir Anthony Sherard, avec, à ses pieds, son armure d’argent et de sable. Quel avait été le legs de cet homme ? Lui avait-il laissé, cet amant de Giovanna de Naples, un héritage de péché et de honte ? N’étaient-elles simplement, ses propres actions, les rêves que ce mort n’avait osé réaliser ?

Sur une toile éteinte, souriait lady Elizabeth Devereux, à la coiffe de gaze, au corsage de perles lacé, portant les manches aux crevés de satin rosé. Une fleur était dans sa main droite, et sa gauche étreignait un collier émaillé de blanches roses de Damas. Sur la table à côté