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LE PORTRAIT

— Je voudrais aimer ! s’écria Dorian Gray avec une intonation profondément pathétique dans la voix. Mais il me semble que j’ai perdu la passion et oublié le désir. Je suis trop concentré en moi-même. Ma personnalité m’est devenue un fardeau, j’ai besoin de m’évader, de voyager, d’oublier. C’est ridicule de ma part d’être venu ici. Je pense que je vais envoyer un télégramme à Harvey pour qu’on prépare le yacht. Sur un yacht, on est en sécurité…

— Contre quoi, Dorian ?… Vous avez quelque ennui. Pourquoi ne pas me le dire ? Vous savez que je vous aiderais.

— Je ne puis vous le dire, Harry, répondit-il tristement. Et d’ailleurs ce n’est qu’une lubie de ma part. Ce malheureux accident m’a bouleversé. J’ai un horrible pressentiment que quelque chose de semblable ne m’arrive.

— Quelle folie !

— Je l’espère… mais je ne puis m’empêcher d’y penser… Ah ! voici la duchesse, elle a l’air d’Arthémise dans un costume tailleur… Vous voyez que nous revenions, duchesse…

— J’ai appris ce qui est arrivé, M. Gray, répondit-elle. Ce pauvre Geoffrey est tout à fait contrarié… Il paraîtrait que vous l’aviez conjuré de ne pas tirer ce lièvre. C’est curieux !

— Oui, c’est très curieux. Je ne sais pas ce qui m’a fait dire cela. Quelque caprice, je crois ; ce lièvre avait l’air de la plus jolie des choses vivantes… Mais je suis fâché qu’on vous ait rapporté l’accident. C’est un odieux sujet…

— C’est un sujet ennuyant, interrompit lord Henry. Il n’a aucune valeur psychologique. Ah ! si Geoffrey avait commis cette chose exprès, comme c’eut été intéressant !… J’aimerais connaître quelqu’un qui eût commis un vrai meurtre.