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Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/304

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LE PORTRAIT

— J’aurais cru qu’on finirait par s’en fatiguer, dit Dorian se versant un peu de vin, et fronçant légèrement les sourcils.

— Mon cher ami, on n’a parlé de cela que pendant six semaines, et le public anglais n’a pas la force de supporter plus d’un sujet de conversation tous les trois mois. Il a été cependant assez bien partagé, récemment : il y a eu mon propre divorce, et le suicide d’Alan Campbell ; à présent, c’est la disparition mystérieuse d’un artiste. On croit à Scotland-Yard que l’homme à l’ulster gris qui quitta Londres pour Paris, le neuf novembre, par le train de minuit, était ce pauvre Basil, et la police française déclare que Basil n’est jamais venu à Paris. J’aime à penser que dans une quinzaine, nous apprendrons qu’on l’a vu à San-Francisco. C’est une chose bizarre, mais on voit à San-Francisco toutes les personnes qu’on croit disparues. Ce doit être une ville délicieuse ; elle possède toutes les attractions du monde futur…

— Que pensez-vous qu’il soit arrivé à Basil ? demanda Dorian levant son verre de Bourgogne à la lumière et s’émerveillant lui-même du calme avec lequel il discutait ce sujet.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Si Basil veut se cacher, ce n’est point là mon affaire. S’il est mort… je n’ai pas besoin d’y penser. La mort est la seule chose qui m’ait jamais terrifié. Je la hais !…

— Pourquoi, dit paresseusement l’autre.

— Parce que, répondit lord Henry en passant sous ses narines le treillis doré d’une boîte ouverte de vinaigrette, on survit à tout de nos jours, excepté à cela. La mort et la vulgarité sont les deux seules choses au dix-neuvième siècle que l’on ne peut expliquer… Allons