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LE PORTRAIT

— Que diriez-vous, Harry, si je vous disais que j’ai assassiné Basil ? dit Dorian en l’observant attentivement pendant qu’il parlait.

— Je vous dirais, mon cher ami, que vous posez pour un caractère qui ne vous va pas. Tout crime est vulgaire, comme toute vulgarité est crime. Ça ne vous siérait pas de commettre un meurtre. Je suis désolé de blesser peut-être votre vanité en parlant ainsi, mais je vous assure que c’est vrai. Le crime appartient exclusivement aux classes inférieures ; je ne les blâme d’ailleurs nullement. J’imagine que le crime est pour elles ce que l’art est à nous, simplement une méthode de se procurer d’extraordinaires sensations.

— Une méthode pour se procurer des sensations ? Croyez-vous donc qu’un homme qui a commis un crime pourrait recommencer ce même crime ? Ne me racontez pas cela !…

— Toute chose devient un plaisir quand on la fait trop souvent, dit en riant lord Henry. C’est là un des plus importants secrets de l’existence. Je croirais, cependant, que le meurtre est toujours une faute ; on ne doit jamais rien commettre dont on ne puisse causer après dîner… Mais ne parlons plus du pauvre Basil. Je voudrais croire qu’il a pu avoir une fin aussi romantique que celle que vous supposez ; mais je ne puis… Il a dû tomber d’un omnibus dans la Seine, et le conducteur n’en a point parlé… Oui, telle a été probablement sa fin… Je le vois très bien sur le dos, gisant sous les eaux vertes avec de lourdes péniches passant sur lui et de longues herbes dans les cheveux. Voyez-vous, je ne crois pas qu’il eût fait désormais une belle œuvre. Pendant les dix dernières années, sa peinture s’en allait beaucoup.