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DE DORIAN GRAY

— Mon cher Harry, pourquoi donc ?

— Je vous le dirai une autre fois. Pour le moment je voudrais savoir ce qu’il advint de la petite ?

— Sibyl ? Oh ! elle était si timide, si charmante. Elle est comme une enfant ; ses yeux s’ouvraient tout grands d’étonnement lorsque je lui parlais de son talent ; elle semble tout à fait inconsciente de son pouvoir. Je crois que nous étions un peu énervés. Le vieux juif grimaçait dans le couloir du foyer poussiéreux, pérorant sur notre compte, tandis que nous restions à nous regarder comme des enfants. Il s’obstinait à m’appeler « my lord » et je fus obligé d’assurer à Sibyl que je n’étais rien de tel. Elle me dit simplement : « Vous avez bien plutôt l’air d’un prince, je veux vous appeler le prince Charmant. »

— Ma parole, Dorian, miss Sibyl sait tourner un compliment !

— Vous ne la comprenez pas, Harry. Elle me considérait comme un héros de théâtre. Elle ne sait rien de la vie. Elle vit avec sa mère, une vieille femme flétrie qui jouait le premier soir Lady Capulet dans une sorte de peignoir rouge magenta, et semblait avoir connu des jours meilleurs.

— Je connais cet air-là. Il me décourage, murmura lord Harry, en examinant ses bagues.

— Le juif voulait me raconter son histoire, mais je lui dis qu’elle ne m’intéressait pas.

— Vous avez eu raison. Il y a quelque chose d’infiniment mesquin dans les tragédies des autres.

— Sibyl est le seul être qui m’intéresse. Que m’importe d’où elle vient ? De sa petite tête à son pied mignon, elle est divine, absolument. Chaque soir de ma vie, je vais la voir jouer et chaque soir elle est plus merveilleuse.