Page:Willaume - L'île au massacre, 1928.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
23
L’ÎLE AU MASSACRE

Chacun d’eux réfléchissaient. Jean-Baptiste avait très bien compris l’attitude de son frère. Lui-même s’étonnait du silence de leur père, et cependant il se faisait un devoir de ne point laisser paraître ses sentiments. N’était-il pas le chef ? N’avait-il pas toute la responsabilité morale et matérielle de ce fort ? Et si lui, le chef, se laissait aller au découragement, comment soutiendrait-il ceux qui pourraient faiblir ? Il se rendait compte aussi qu’il était de son devoir de faire savoir à son père ce qui s’était passé. Et d’un autre côté, n’étaient-ce pas ses nouvelles, à lui Jean-Baptiste, qu’on attendait en bas ? Jusqu’ici, il n’avait songé qu’au courrier qui pouvait lui parvenir, sans se rendre compte que si, lui, savait que tout allait relativement bien ici, il n’en était pas de même au fort St-Charles. Ce fut comme un éclair qui traversa sa pensée. Son père se trouvait sûrement dans une position d’attente semblable à la sienne. C’était donc à lui, Jean-Baptiste, qui se trouvait en avant-garde, d’envoyer un messager. C’est avec un soupir de soulagement qu’il dit à Pierre.

— L’un de nous doit redescendre.

— Comment cela ?

— Nous sommes ici, tous les deux, à attendre avec une impatience exaspérée une lettre de père ! N’as-tu pas songé que nous aurions mieux fait, depuis longtemps, d’en envoyer une nous-mêmes ? Ce n’est pas lui qui est à blâmer, c’est nous. Et nous sommes la cause d’une inquiétude qui le ronge sans doute !

Pierre fut stupéfait de penser que ni l’un ni l’autre n’avaient songé à cette solution pourtant bien simple. Il répondit fébrilement.

— Allons, va vite, je resterai.

— Non, c’est à moi de rester. Je suis l’aîné. C’est à moi de demeurer au poste.

— Tu partiras, Jean-Baptiste. On t’attend en bas, fit Pierre en souriant. Je suis persuadé que c’est toi qui dois partir. Ton cœur ne te le dit-il pas ?

— Pierre !… interrompit Jean-Baptiste, en fronçant les sourcils.

— Crois-tu que je n’ai pas remarqué tes longues absences de pensée au cours de cet hiver ? Je me demandais parfois où tu trouvais la force qui te faisait agir.

— Pierre ! reprit Jean-Baptiste pour la deuxième fois. Est-ce le moment de parler de ces choses ?

— Mon Dieu, pourquoi veux-tu concentrer tes pensées sur des sujets pénibles ? N’avons-nous pas assez souffert cet hiver ? Après avoir péniblement étouffé les appels d’un estomac affamé, pourquoi rester sourd aux cris d’un cœur assoiffé d’amour ? n’est-ce pas dans le souvenir de Pâle-Aurore que tu as puisé ton courage ?

Jean-Baptiste resta un instant songeur.

— En effet, répondit-il, j’ai chassé les sombres pensées qui m’obsédaient pour me réfugier dans de bien doux souvenirs. De loin Pâle-Aurore m’a aidé. Elle m’a réconforté. C’est en grande partie pour la revoir que l’ai lutté au milieu de nos difficultés.

— Je ne croyais pas que tu l’aimais à ce point.

— Oui, je l’aime, plus que je ne saurais le dire.

— Lui as-tu déclaré ton amour ?

— Non.

— Et pourquoi donc ? Elle t’aime pourtant.

— Je ne sais. Ses attentions délicates m’ont été douces. Je n’ai pas cherché à savoir à quels sentiments je les devais.

— Voilà bien les manières d’un amoureux. Du moment qu’on le dorlote, peu lui importe de savoir à quels sentiments il doit les caresses. Mais si elle te haïssait, penses-tu qu’elle t’aurait suivi comme une esclave amoureuse de son maître ?… Elle t’aime.

— Peut-être.

— Comment peut-être ? Mais cela crève les yeux. Je suis sûr que François et Louis-Joseph s’en sont aperçus.

— À ce point ?

Jean-Baptiste avait une tête si drôle en prononçant ces mots que son frère éclata de rire.

— Tu me la bailles belle ! Allons, va vite au fort Saint-Charles retrouver ton aimée.

— Mais… c’est que je ne lui ai pas dit que je l’aimais.

— Bien vrai ?… Ce serait tout de même un peu trop fort.

— Dame !… Tu comprends… Je n’ai pas eu le temps. Je ne me suis rendu compte que je l’aimais, qu’ici.

— Vraiment ? dit Pierre moqueur. Et comment cela t’a-t-il pris ?

Jean-Baptiste ne remarqua pas le sourire narquois de son frère. Il était trop heureux de s’épancher. Ce secret lui pe-