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L’ÎLE AU MASSACRE

gémir à tes genoux sans pitié ? Je t’aime. Ne t’en ai-je pas donné la preuve en te donnant ma vie ?…

Elle souriait toujours et reculait dans la mer. Dans un dernier effort, il cria :

— Tu me repousses !… Ingrate !… Cruelle !… Capricieuse !… Et pourtant, j’ai soif de toi !… Je te veux !… Oh ! Oh !… J’ai soif !… J’ai faim !…

Et dans un râle, il s’abattit.

Cerf-Agile assistait, en apparence impassible, à ce triste spectacle. La Jemmeraye, dans l’angoisse de la faim, s’imaginait voir la mer de l’Ouest. L’Indien avait compris les derniers mots expirés par son compagnon, ces mots que depuis des jours il entendait prononcer, impuissant.

— J’ai soif !… J’ai faim !…

La Jemmeraye, d’une pâleur cadavérique, répéta faiblement :

— J’ai faim.

Cerf-Agile le regarda. Il aimait ce jeune homme dont la nature aventureuse et l’âme sublime avaient fait un héros. Il l’aimait comme un frère descendu des Éternelles Prairies.

D’un pas lent et affaibli, il fit le tour de la chambre. Il fouilla une dernière fois les coffres où l’on gardait la nourriture. Tout était vide. Il ne le savait que trop. Allait-il le laisser mourir ainsi ? Il retourna au chevet du mourant. Il s’assit à terre, les jambes croisées sous lui, et s’appuya au pied de la lourde table. En croisant ses bras sur sa poitrine, sa main rencontra son poignard. Poussé par une force mystérieuse, il se redressa soudain.

Il sortit la lame de sa gaine en peau. Il en promena lentement la pointe sur son bras gauche, il s’ouvrit les veines. Le sang coula vermeil. Simplement, il approcha ce breuvage des lèvres du moribond.

Avidement, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, la Jemmeraye but ce sang héroïque. Une rougeur colora légèrement ses joues. L’éclat fiévreux de ses yeux disparut un instant. Sa langue passa sur ses lèvres sanglantes. Dans un geste incertain sa main se posa sur son front.

— Où suis-je ? demanda-t-il.

Un murmure lui répondit.

Il aperçut Cerf-Agile, assis par terre qui le regardait. Ses yeux souriaient. Son bras d’où coulait un léger filet rouge traînait sur le plancher.

La Jemmeraye avait compris.

Il fixa Cerf-Agile. Leurs regards se croisèrent.

L’Indien leva les yeux au ciel et la Jemmeraye baissa ses paupières sur les siens pleins de larmes.

Hélas, le geste sublime de Cerf-Agile ne devait servir à rien. Les jours du malade étaient comptés. Se sentant à sa dernière heure, celui-ci trouva pourtant la force, le 9 mai au soir, d’écrire à Jean-Baptiste. Il regrettait l’absence d’un missionnaire, mais il mourait en chrétien. À tous, il disait adieu et demandait une prière pour le repos de son âme. Il vécut pourtant jusqu’au lendemain.

Cerf-Agile le regardait, stoïque, maîtrisant sa douleur comme seul un Indien sait le faire, admirant dans son cœur sauvage cet héroïsme devant la mort.

La Jemmeraye était calme. Parfois ses lèvres remuaient. Il priait. Enfin, il tourna la tête vers Cerf-Agile et murmura :

— Toi qui connais la religion de mes pères, plante quand je serai mort une croix sur ma tombe. Poses-y un bouquet de fleurs de ces prairies sauvages que j’ai tant aimées et pour lesquelles je fais le sacrifice de ma vie. Et alors, comme un frère, tu diras une des prières que nous t’avons apprises afin que mon âme s’envole plus légère vers le repos éternel…

Au dehors, les oiseaux chantaient en s’élevant vers le ciel.

Pierre demanda à voix basse :

— Pourquoi est-il revenu seul ?

Jean-Baptiste le regarda et ne répondit pas.

La nuit envahissait peu à peu la chambre. Pierre alluma une chandelle qu’il colla sur la table. La flamme vacillante et fumeuse éclaira le visage de Cerf-Agile creusé par la souffrance et par les privations. Son bras gauche était entouré d’un linge souillé. Pierre se pencha et vit sur le poignet un filet de sang coagulé.

— Il se sera blessé, dit-il à Jean-Baptiste en montrant la blessure.

Cerf-Agile venait d’ouvrir les yeux. Ils firent le tour de la chambre et se posèrent sur les deux frères. Puis, lentement, il porta la main droite à sa poitrine et sortit de dessous sa chemise en peau une lettre qu’il tendit à Jean-Baptiste. Celui-ci reconnut l’écriture de la Jemmeraye. Il n’eut plus de doute. Les caractères qu’une main tremblante avait tracés lui firent