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L’ÎLE AU MASSACRE

comprendre mieux que les mots qu’il lisait que son intuition ne l’avait pas trompé. Il la donna à Pierre qui la lut à son tour.

« Mon cher frère,

Laisse-moi encore te donner ce doux nom de frère au moment de ma mort. Ma destinée finit trop tôt, hélas, pour voir cette mer merveilleuse, objet de nos désirs. Que le découragement n’anéantisse pas vos efforts. C’est le suprême vœu que je vous laisse à tous avant de vous quitter. Nous sommes dans la bonne voie et vous serez bientôt seuls à la parcourir. Je vous suivrai de Là-Haut… Je meurs sans missionnaire, hélas ! Pas même cette dernière consolation avant de mourir ! Je suis seul avec Cerf-Agile qui, dans un héroïque sacrifice, m’a donné son sang comme breuvage. C’est à lui que vous devez cet adieu et c’est à lui aussi que je dois de pouvoir préparer mon âme à comparaître devant son Créateur. Je succombe à la maladie qui me mine depuis le milieu de l’hiver. Que la volonté du Bon Dieu soit faite. Tous nos compagnons sont morts. J’ai eu la joie sublime de baptiser quelques-uns de nos Indiens sur leur grabat. C’est à leurs âmes sans doute que je dois ces dernières forces qui me soutiennent… Adieu à tous… Ne me pleurez pas… Pardonnez-moi les torts que j’ai eus envers vous et priez pour le repos de mon âme… Que le Bon Dieu vous garde. Je remets mon âme entre Ses Mains.

C.-D. de la JEMMERAYE.

Au fort de la Fourche-des-Roseaux, le 9e mai 1736. »

Les deux frères pleuraient sur ce cousin, sur ce frère comme il s’appelait lui-même, subitement disparu. Comme il a dû souffrir, pensaient-ils, seul, au milieu de ce pays inconnu ! Puis ils regardèrent bientôt cette mort comme un avertissement. Fallait-il pénétrer plus avant dans une région qui demandait un tel sacrifice ? Ils restaient là, accablés, relisant tour à tour cette lettre, dernier vestige d’un être aimé, d’un compagnon énergique et courageux.

Cerf-Agile avait, peu à peu, repris ses forces. L’évanouissement auquel il avait succombé en arrivant au fort provenait d’une tension nerveuse arrivée à son paroxysme et qui s’était brisée. L’effort prodigieux qu’il avait fait pour rejoindre les fils de Lavérendrye tenait du miracle. Il avait appris à aimer cette famille. Pour elle, il aurait sacrifié sa vie. À celui à qui il avait donné son sang, il venait de donner la plus héroïque preuve d’amitié. Il ne pensait pas à lui-même. La mission qu’il avait entreprise ne consistait pas seulement dans le transport d’une lettre. Il entendait prendre sa part de la douleur qu’éprouveraient les Lavérendrye. Aussi ses premières paroles furent pour s’inquiéter des sentiments de chacun. Et qui ne serait pas le plus frappé de douleur en apprenant l’horrible nouvelle, sinon le chef suprême, le père de l’expédition ?

— Quand pensez-vous avertir Monseigneur ? demanda-t-il.

— Nous partirons tous demain, répondit Jean-Baptiste.

— Cette épreuve sera bien dure à notre père, dit Pierre.

— Oui…

Cerf-Agile baissa les paupières en signe d’approbation, puis il dit :

— Monsieur de la Jemmeraye était brave.

— Ce n’est pas sans raison, interrompit Jean-Baptiste, qu’il fut toujours désigné pour être en avant-garde. Nous pouvions toujours compter sur lui dans les moments difficiles. Il savait faire preuve de tant d’initiative que c’était un plaisir pour nous d’exécuter ses ordres.

— Hélas, dit Pierre, le sort est parfois bien cruel.

Cerf-Agile les regardait tous deux accepter stoïquement cette épreuve. Il leur dit ensuite comment était mort leur cousin. Puis il l’avait enterré le visage tourné dans la direction de la mer de l’Ouest. Il avait planté une croix sur sa tombe, déposé un bouquet de fleurs sauvages et :

— J’ai dit une prière, comme il me l’avait demandé.

Le lendemain, quatre canots descendaient la rivière Maurepas, abandonnant le fort de ce nom. Jean-Baptiste, Pierre, Cerf-Agile et leurs compagnons, chassés par la mort et les souffrances, allaient chercher refuge au fort Saint-Charles.