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L’ÎLE AU MASSACRE

seulement s’explique sa nature enchanteresse.

— Ah ! Jean-Baptiste, comme tu seras heureux !

Pierre avait prononcé cette phrase en soupirant. Il avait senti tout-à-coup que lui aussi était jeune et que c’était le temps d’aimer. Depuis la conversation qu’il avait eue avec son frère, là-haut, dans la solitude du fort Maurepas, maintes fois, il avait surpris sa pensée s’enfuir vers la jeune fille que son frère avait hâte de revoir. Il en avait éprouvé une sorte de malaise au milieu d’un délicieux engourdissement qui avait envahi son cœur. Et puis, il avait rejeté avec force un sentiment qu’il jugeait coupable. Il ne lui était pas permis d’aimer celle que son frère voulait épouser. Et il s’était replongé avec énergie dans les réflexions autrement sérieuses que nécessitait leur situation. La mort de la Jemmeraye, le retour de Cerf-Agile avaient été des dérivatifs puissants et douloureux et il avait cru que ce sentiment funeste avait complètement disparu de son cœur. Or voilà que tout à coup, malgré lui, ce sentiment reparaissait plus fort pour avoir été refoulé et de ses lèvres tombait un soupir qui lui révélait la triste réalité de son amour. Jean-Baptiste l’avait regardé, surpris.

— Envierais-tu mon bonheur, Pierre ?

Celui-ci se trouva un instant déconcerté de s’être laissé surprendre. Il répondit avec un sourire nuancé de tristesse :

— Je ne serais plus ton frère, Jean-Baptiste, si cette pensée venait traverser mon esprit. Je fais, au contraire, des vœux bien sincères pour ton bonheur, et j’aimerai comme je t’aime celle que tu voudras bien me donner pour sœur.

— Merci, Pierre… Laisse-moi te demander une faveur cependant. Les rudes épreuves que nous avons subies cet hiver m’ont bien fait réfléchir. Il se peut que je me trouve un jour dans une situation plus dangereuse et que j’y succombe…

— Pourquoi ces tristes pensées ?

— Ce ne sont ni la tristesse ni le pressentiment qui me dictent ces paroles, c’est la prévoyance. Si Pâle-Aurore m’accorde sa main et si père m’autorise à faire ce mariage, je n’ai pas l’intention, pour cela, de renoncer à notre sublime mission ou même d’en éviter les dangers. D’un autre côté, je ne doute pas que Pâle-Aurore ne soit l’émule de notre mère et ne cherche à montrer la même grandeur d’âme. À toi donc, qui as vu pour ainsi dire naître mon amour, incombera en cas de malheur la tâche de protéger ma chère Pâle-Aurore. Et c’est en cela que consiste la faveur que je voulais te demander de m’accorder.

— Ta confiance m’honore grandement, répondit Pierre avec une violente émotion, et ton désir sera exaucé. Mais, grâce à Dieu, tu es jeune et la vie et le bonheur te souriront assez longtemps pour que je ne sois pas obligé de remplir ce triste devoir.

Au nom plusieurs fois prononcé de Pâle-Aurore, Cerf-Agile avait prêté une oreille attentive à la conversation des deux frères. Ce qu’il venait d’entendre lui avait produit une pénible impression. Son cœur s’était serré dans sa poitrine. Ainsi donc Pâle-Aurore qu’il regardait comme une créature d’une essence supérieure à la sienne, qu’il avait toujours abordée avec une attitude respectueuse et qu’il aimait enfin de toutes les fibres de son cœur, aimait Jean-Baptiste ? Celui-ci n’en doutait pas, puisqu’il en voulait faire sa femme ! Quand donc tout cela s’était-il produit ? Il revit Pâle-Aurore au fort Saint-Charles, jouant avec lui, le câlinant et le laissant plein d’un bonheur indicible pour aller retrouver Jean-Baptiste. Et il n’avait pas remarqué que la jeune fille n’agissait ainsi que par coquetterie ? Il avait été joué dans ses sentiments ! Mais son instinct sauvage combattait cette pensée. Lui, le loyal, le fidèle Cerf-Agile ne pouvait prêter des sentiments volages à cette jeune fille si douce, si pure, si spontanée dans ses innocents élans de tendresse. Il réfléchissait. Tout un travail se faisait en lui. Un sentiment inconnu jusqu’ici commençait à torturer son cœur. Cependant, si c’était vrai ! Si Pâle-Aurore aimait Jean-Baptiste ! Et l’impassible Cerf-Agile se sentit le cœur étreint par une violente émotion. Il avait hâte d’arriver et de se rendre compte de tout ce qu’il éprouvait. Il se porta à l’avant du canot et les yeux obstinément fixés vers le sud il essaya de distinguer la silhouette du fort.

On venait de quitter la rivière Maurepas pour entrer dans le lac des Bois. Le canot obliqua vers l’ouest… Pierre et Jean-Baptiste causaient tranquillement quand tout à coup Cerf-Agile tendit la main.

— Le fort, dit-il.

— En es-tu sûr, Cerf-Agile ?