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Page:Willaume - L'île au massacre, 1928.djvu/45

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L’ÎLE AU MASSACRE

son bonheur. Alors il se pencha vers elle et lui demanda.

— Pâle-Aurore, ma bien-aimée, veux-tu être la compagne de ma vie ? Veux-tu être ma femme ?

Elle lui murmura le cœur gonflé d’un immense bonheur.

— Mon ami !… Mon maître !…

Et tout à coup elle pleura.

— Pourquoi ces larmes ? demanda-t-il doucement.

— Je ne sais pas, mon ami. Je suis si heureuse !…

— Bientôt, nous serons l’un à l’autre. Quand nous aurons terminé notre voyage, je demanderai au Père missionnaire de nous unir, et je t’emmènerai, là-bas, sur l’immense fleuve auquel on a donné le nom de Saint-Laurent. Ma mère sera si heureuse de serrer contre son cœur la femme de son fils. Je te montrerai toutes les belles choses que l’on trouve à Montréal, à Québec, dans nos grandes villes…

Il était heureux. Ses paroles avaient un son de fête. Enthousiasmé, il parlait, donnant des détails, ébauchant des descriptions.

— Mais tu ne sais pas ce que c’est qu’une ville !… Imagine-toi beaucoup, beaucoup de maisons comme celles que nous avons ici. Elles sont plus grandes, plus hautes et toutes construites de planches et de pierres. Il y a du monde, beaucoup de monde qui va et vient dans les rues. Des réunions se font dans d’immenses salles aux murs de glaces, éclairées par d’innombrables lumières fixées à des lustres et qui brillent comme des astres. Les gens y portent des costumes étincelants et merveilleux. Dans les églises, le soleil pénètre au travers de vitraux multicolores et le prêtre dans des cérémonies grandioses y adore le Dieu de nos pères.

— Comme tout cela doit être beau, dit-elle en baissant mélancoliquement la tête.

— Je suis si fier de toi, ma bien-aimée, si fier de ton incomparable beauté, si charmé par ta douceur que je veux te mener au pays de mon père. Je ne suis jamais allé moi-même en France, mais mes parents m’en ont si souvent parlé ; ils ont des mots si enthousiastes pour me décrire toutes les merveilles que j’imagine que c’est le paradis terrestre. Partout des grandes villes, partout des églises aux clochers festonnés, des palais féeriques, des salons où tout est or, marbre et lumière, où les plafonds rayonnent comme la voûte du ciel, où les piliers s’élancent avec souplesse vers l’infini, où des musiques merveilleuses chantent avec allégresse et font résonner l’air d’accents divins. Nous irons à la Cour ; nous verrons le roi…

À mesure qu’il parlait une tristesse infinie avait envahi les yeux de Pâle-Aurore. Elle avait détourné la tête et, quand Jean-Baptiste, le visage rayonnant, la regarda, il vit que de nouveau elle pleurait.

— Mais qu’as-tu donc ? Tu es triste ?

— Mon ami, mon bon ami, je vais vous faire de la peine. Tout ce que vous me dites de votre pays sur les bords du grand fleuve, de celui de votre père au-delà de la mer, me fait entrevoir des spectacles féeriques, mais comment voulez-vous que moi, simple fille des prairies et des bois, j’aille revendiquer une place dans de tels milieux ? Je sais combien j’y serais dépaysée, combien l’on me trouverait étrange. Et un jour peut-être vous rougiriez de moi, de votre femme.

— Pâle-Aurore…

— Laissez-moi parler, dit-elle en posant doucement sa main sur les lèvres du jeune homme. Ici, je vous parais belle parce que je suis chez moi ; parce que je suis au sein d’une nature inculte, à côté de rivières qui coulent librement au milieu des herbes parfumées, des fleurs enivrantes, des arbres immenses qui croissent à leur guise ; parce que je suis sous un ciel que voilent seules les fumées légères et bleues de nos campements. Je suis une fleur sauvage qui respire un air que seuls brisent les grondements des chutes d’eaux, les plaintes du vent et les mugissements du tonnerre. C’est pourquoi je vous parais belle, mais ne songez pas à me transplanter. Je déparerais par mon étrangeté ces autres beautés, fruits de longs siècles de civilisation, au milieu desquelles je deviendrais vite un objet de pitié… de mépris.

— Voyons, Pâle-Aurore, ma bien-aimée, je ne comprends pas…

— Oh ! si, vous comprenez, fit-elle en souriant tristement, vous comprenez très bien… Pourquoi voulez-vous quitter ces contrées si belles à cause de leur virginité ? Ne regretterez-vous pas cette liberté absolue que vous avez ici ? Pourrez-vous vivre loin de cette nature grandiose qui est devenue votre domaine ? Retrouverez-vous