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L’ÎLE AU MASSACRE

— Qu’est-ce ? demanda Pâle-Aurore en se serrant davantage contre le jeune homme.

— Une bête sauvage, sans doute, que nous aurons dérangée et qui se sera sauvée.

Le bruit avait cessé.

— Ce n’est rien, ajouta-t-il, le bois se gonfle et craque parfois sous la chaleur de la terre.

Tandis que dans l’ombre deux yeux farouches les observaient, Pâle-Aurore s’accroupit aux pieds de Jean-Baptiste ; elle posa ses mains sur ses genoux et le regarda de ses beaux yeux ravis d’extase.

Les feux du fort s’éteignaient peu à peu.

Une lueur blafarde éclairait le couple amoureux et les eaux du lac venaient dans un doux clapotis caresser le rivage.

La solitude dans laquelle ils se trouvaient leur donnait des élans insoupçonnés de tendresse. Il lui saisit les mains et les serra doucement dans les siennes. Elle le laissa faire. Elle s’abandonnait comme un oiseau qui se serait laissé prendre. Il se pencha vers elle, sa tête transfigurée par son amour. Elle tressaillit… Deux lèvres chaudes et veloutées se posaient sur ses paupières qui cachaient un océan de bonheur.

— Comme je t’aime, Pâle-Aurore !

Ces mots furent dits avec un profond soupir. Pendant quelques secondes les yeux qu’il aimait s’ouvrirent tout grands, obscurcis par la crainte. Elle demanda.

— Pourquoi ce soupir, mon ami ?

Il répondit la voix triste et lasse.

— Il n’est point de bonheur sans amertume.

— Mais encore…

— Combien de temps resterai-je ici ?

— Allez-vous repartir ? Si tôt !…

— Je ne sais, ma bien-aimée. Mon père est bien triste et la mort de mon cousin l’a profondément accablé.

— Oui, je comprends.

— Je le remplace maintenant, et c’est à moi que reviennent les missions difficiles.

— Vous allez encore une fois quitter ces lieux ?

— Peut-être. Ah ! ma bonne, ma douce Pâle-Aurore, sauras-tu jamais combien ton souvenir m’a donné du courage ? Là-haut, tandis que je voyais mes compagnons malades, affamés ; tandis que le vent soufflait avec rage et mêlait ses imprécations aux gémissements de ceux qui m’entouraient, comme j’ai pensé à toi ! Je ne pouvais pas dormir. Mon cœur me faisait mal, il m’étouffait. Je me disais : Pourquoi est-elle venue traverser ma vie ? J’étais heureux autrefois, je ne savais pas ce que c’était qu’aimer. Mon travail me suffisait… Et aujourd’hui !…

— Je vous aime.

— Oui, ma bien-aimée, je sens que tu m’aimes. Dans la solitude de ma chambre j’en ai eu l’intuition… Le matin quand je me levais le vent chantait une complainte si douce, je me sentais si fort, si joyeux au milieu de mes tristesses que ta pensée seule pouvait produire ce miracle. Et quand je t’ai revue…

— Mon cœur était tout à vous.

Dans un soupir rempli d’angoisse, elle ajouta.

— Mais pourquoi partir encore ?

— Pourquoi ? répondit-il en portant à ses lèvres les mains qu’il tenait dans les siennes. Hélas, que ne suis-je un de vous pour qui l’ambition, les besoins, les exigences de la vie sont des choses inconnues. Vous coulez des jours heureux sous vos wigwams ; vous jouissez à volonté des merveilleuses beautés de la nature au sein de laquelle vous vous laissez vivre. Tandis que nous… Pourquoi ces missions que nous nous donnons ? Pourquoi ces idées d’apostolat qui s’emparent de nous et auxquelles tout doit être sacrifié ?

— À quoi bon me dire toutes ces choses que je ne comprends pas ? demanda-t-elle inquiète.

— Tu as raison. Une seule chose compte, ce soir… Notre amour.

Qu’elle était belle alors si près de lui dans une attitude de si confiant abandon ! Il se souvint des jours enchantés qui, peu à peu, l’avaient conduit à l’amour. Il se revit dans la solitude de sa chambre du fort Maurepas, au milieu de l’hiver, au milieu du danger, au milieu de l’angoisse où lui-même se sentait entrer dans une agonie morale, lente et douloureuse, un nom s’était échappé de ses lèvres fiévreuses. Il avait repris ses forces, dominé par la pensée bienfaisante de cette jeune fille dont il sentait la tête, à cet instant, près de son épaule. Et puis, il avait fait à son frère l’aveu de son amour et son désir d’épouser Pâle-Aurore. Ce soir, il la tenait tout près de lui et il avait entendu tomber des lèvres bien-aimées des paroles qui l’assuraient de