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L’ÎLE AU MASSACRE

— Elle me suffisait… elle me suffira encore.

— Cerf-Agile !…

Mais il était parti, et elle était tombée à terre en sanglotant.

Et le soir quand la nuit était venue, il avait pensé aux paroles de Pâle-Aurore. L’une d’elles surtout apparaissait devant ses yeux en lettres de feu. « Les élans du cœur ne se contrôlent pas. » Il souffrait atrocement quand Rose-des-Bois était entrée. À l’intonation de Cerf-Agile, elle avait compris qu’il essayait de réagir. La docilité avec laquelle il avait écouté les enseignements qu’on lui avait donnés, la bonté dont il était entouré, la confiance qu’on lui avait faite avait civilisé son cœur plus que sa pensée. Et aujourd’hui qu’un conflit éclatait entre son âme et son esprit, il luttait indécis, incertain du résultat de ce combat.

— Ils s’aiment, répéta-t-il faiblement.

— Que comptes-tu faire ?

— Je ne sais pas… les laisser s’aimer sans doute…

— Oh ! Cerf-Agile, dit-elle, et ses paroles entraient comme un venin dans le cœur du jeune homme, est-ce donc à cela que t’a réduit cette religion ? Qui es-tu donc maintenant toi qui étais si fier, si beau, si orgueilleux ! Toi que tous craignaient à cause de ta vengeance foudroyante. Es-tu devenu un être sans énergie, sans volonté ? C’est d’une voix sourde et passionnée qu’elle continua :

— Le sang qui coule dans nos veines est trop rouge et trop ardent pour nous soumettre à cette injuste destin. Pourquoi ne pas unir nos deux ressentiments et tirer vengeance de ceux qui nous traitent comme des chiens ?

Cerf-Agile luttait encore.

— Oublies-tu que le chef t’a adoptée et traitée comme sa fille et que ses fils t’ont considérée comme leur sœur ?

— Qu’importe, répondit-elle exaspérée, ce qu’ils ont fait pour moi, si tout cela ne doit servir qu’à me faire souffrir ? Que m’importe qu’ils me montrent les avantages d’une vie plus parfaite si je n’en puis jouir ?

— Mais, fit l’Indien d’une voix qu’il essaya de rendre calme, cette religion qu’ils nous enseignent ne nous fait-elle pas espérer, pour l’au-delà, tous les bonheurs et toutes les joies ?

— De tels enseignements sont bons pour des êtres faibles sans désir et sans volonté. Pour moi, je veux jouir de tout ce qu’on peut attendre de cette vie. Le feu qui me dévore n’est pas de ceux que l’on apaise avec des belles paroles et des promesses. Il lui faut la satisfaction et si je ne puis l’obtenir par l’amour, la haine me la procurera.

Cerf-Agile était las, il ne résistait plus que faiblement et s’était laissé retomber sur ses fourrures. Ses yeux rencontrèrent dans la nuit zébrée de rayons de lune un regard étrange qui jaillissait du fond de paupières sombres. Le coude enfoui dans les fourrures, Rose-des-Bois le fixait le menton dans la main.

— Quels sont tes projets ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas encore.

— Va. Je serai l’œil qui veille et l’oreille qui écoute, ils ont la force, nous leur opposerons la ruse…

Elle sortit dans la cour du fort où son ombre se profila sinistrement sur la maison du commandant. Quand elle entra dans sa tente, elle vit que la couche de Pâle-Aurore était vide. Est-ce que cette nuit favoriserait tous ses desseins ? Elle ressortit et fit lentement le tour de l’enclos. Tout à coup elle s’arrêta. Dans un coin sombre du côté de la forêt Jean-Baptiste et Pâle-Aurore assis sur un tas de bois causaient à mi-voix. Dans la nuit calme et sereine on pouvait les entendre. Rose-des-Bois s’approcha lentement puis elle s’arrêta quand elle put comprendre ce qui se disait.

Dans la soirée, Lavérendrye avait réuni ses fils et le P. Aulneau. Il leur avait dit ses inquiétudes au sujet de Bourassa qui était parti depuis trois jours et dont on n’avait pas de nouvelles. Il avait décidé qu’on attendrait encore la journée du lendemain. Au cas où rien n’aurait été signalé, un ou deux canots seraient envoyés en reconnaissance. Et Jean-Baptiste disait que ce serait probablement lui qui serait le chef de l’expédition. La jeune fille avait baissé la tête avec tristesse. Elle s’était souvenue de l’attitude de Cerf-Agile ce matin. Que devait-elle faire ? Devait-elle dire sa rencontre à son amant ? Ajouterait-il foi à ses craintes ? C’était peu probable. Elle le connaissait trop pour savoir qu’il ne reculerait pas s’il de-