Page:Willaume - L'île au massacre, 1928.djvu/62

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
60
L’ÎLE AU MASSACRE

Agile. Il regardait Rose-des-Bois qui, elle aussi, ricanait.

— Enfin. Me voilà vengée, bien vengée. Tu croyais que je te laisserais à ma sœur. Fous que vous étiez, vous avez compté sans ma haine. Vous étiez si sûrs de votre victoire !… Elle n’embrassera pas tes lèvres ; elle ne caressera plus tes yeux, Jean-Baptiste.

Et dans un rire hystérique, elle lui perça la langue de la pointe de son poignard, puis lui creva les yeux qui la regardaient trop fixement. Des orbites mutilées, des larmes sanglantes s’échappèrent et coulèrent le long des joues. Soudain, ce visage sembla s’illuminer d’un reflet divin. Rose-des-Bois sentit un frison lui parcourir le corps. Son rire cessa peu à peu pour mourir dans un sanglot.

— Ah ! misérable que je suis ! J’ai voulu me venger et je me suis trompée, atrocement trompée ! Cette vengeance que je caressais comme une satisfaction suprême ne me laisse qu’un vide épouvantable au cœur.

Ce qu’elle avait fait était abominable et inutile. Elle avait cru nourrir une haine profonde et ce n’était que l’exaltation de son amour. Elle le regardait. Elle l’avait perdu, à jamais perdu et c’est au moment où jamais plus il ne lui parlerait, qu’elle sentait qu’il lui manquait. Elle ne pourrait plus repaître ses regards des traits qui lui étaient si chers ; elle n’entendrait plus cette voix si douce qui l’enivrait. Rien, plus rien, il était mort. La tête détachée du tronc était mutilée et c’est elle qui avait fait cela. Elle éclata en sanglots.

Tout à coup, elle sursauta.

— Et ma sœur, murmura-t-elle, qui ne sait rien, qui attend son cher fiancé…

À ce souvenir elle voulait faire taire les remords et le regret de son crime. Ah !… Ah !… D’elle du moins je me suis vengée. Mais le repentir fut plus fort que sa volonté. Était-ce sa faute, si plus douce et plus belle, elle avait su se faire aimer… Elle continuait à lutter. Tant pis, ce qui est fait, est fait… Je suis contente… Ils ne se reverront jamais, plus jamais… La folie s’emparait d’elle. De plus en plus elle divaguait.

— C’est moi qui le verrai… et c’est à moi qu’il appartiendra… à moi seule… à moi seule… Jean-Baptiste, mon bien-aimé… on voulait te voler à ma tendresse… je me suis défendue… et j’ai gagné… Nous serons heureux ensemble.

Elle porta cette tête sanglante à ses lèvres et elle l’embrassa follement.

— Nous irons loin… bien loin, où personne ne pourra nous voir… Nous bâtirons une hutte de branches sur le bord d’un ruisseau gazouilleur, et nous l’écouterons chanter avec le vent et les oiseaux… Nous serons heureux…

Comme sortant d’un rêve, elle regarda la tête de Jean-Baptiste qui reposait sur ses genoux. Les orbites sanglantes lui firent peur.

— Ce n’est pas moi, cria-t-elle tout à coup, qui ai fait cela… C’est Cerf-Agile… c’est lui le meurtrier.

Brandissant son poignard, elle s’élança parmi les Sioux cherchant son complice, frappant au hasard. Un bras se leva… Elle tomba le crâne fendu d’un coup de hache…


IX

QUAND MÊME


Six jours avaient passé quand un message arriva au fort. Une lettre apportée du fort Saint-Pierre apprit à Lavérendrye l’arrestation de Bourassa par les Sioux.

— Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à Jean-Baptiste, pensa-t-il.

À partir de ce moment les heures furent remplies d’inquiétude et d’angoisse. Le fort fut réparé dans ses parties défectueuses. Les sentinelles et les précautions furent doublées. Quelques employés, armés, sortirent de temps en temps en reconnaissance.

Une semaine s’écoula ainsi au milieu d’un isolement mortel. Amiotte et La Londette ne se quittaient plus.

Ce matin-là, ils marchaient dans la forêt, l’arme au bras, ils surveillaient les environs.

— Si jamais on trouve un de ces maudits Sioux, disait Amiotte à son compagnon, on lui fera passer le goût d’insulter ainsi nos camarades.

— Ils ne viendront pas par ici. Ils sont trop lâches.

— J’aurais voulu voir la tête de Bourassa. Je me demande s’il a été aussi malin avec eux qu’il est avec nous ?