Aller au contenu

Page:Willaume - L'île au massacre, 1928.djvu/63

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
61
L’ÎLE AU MASSACRE

— C’est le gros Paquin que j’aurais voulu voir, moi. Il est si peureux.

— Si nous, on avait été là, cela ne serait pas passé comme cela.

— Chut ! Écoute, dit tout à coup La Londette.

Un bruit de branches cassées et de froissement de feuilles mortes s’était fait entendre. On marchait. Ils se mirent à l’affût derrière un arbre et attendirent. On se dirigeait vers eux.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Amiotte.

La Londette ouvrait démesurément les yeux.

— Attends une minute. On va voir.

Les pas s’arrêtèrent. Il y eut un moment de silence. La marche recommença et tout à coup Cerf-Agile apparut.

— Lui ?…

Le lecteur se souvient qu’après avoir relâché Bourassa, Bec-d’Aigle avait conduit sa troupe vers le fort Saint-Charles. Il s’en trouvait à quelque distance quand Cerf-Agile était accouru vers lui. La surprise du Sioux fut grande en voyant ce Cris, cet ennemi, venir à lui pour parler en ami. Le tonnelet d’eau-de-vie que Cerf-Agile avait effectivement pris dans le magasin la nuit qui avait suivi sa conversation avec Pâle-Aurore avait été un des arguments décisifs qui avaient adouci les soupçons de Bec-d’Aigle et de ses guerriers. Mais sa joie ne connut plus de bornes en apprenant du Judas qui trahissait Lavérendrye qu’une expédition allait quitter le fort. Immédiatement on se plaça en embuscade et on attendit. Rose-des-Bois vint confirmer la nouvelle du départ. Au moment où le P. Aulneau vantait à Jean-Baptiste le charme de cette contrée, des centaines d’yeux suivaient avidement dans l’ombre des bois les canots qui glissaient rapidement sur les flots. Prudemment, Rose-des-Bois, Cerf-Agile, Bec-d’Aigle et quelques guerriers se faufilèrent entre les arbres, ne perdant pas de vue Jean-Baptiste et ses compagnons. Le gros de la troupe des Sioux resta en arrière longeant le bord du lac dans leurs pirogues. Quand le soir arriva et que le feu du campement indiqua que le fils de Lavérendrye songeait au repos, traîtreusement les canots entourèrent l’île et sur un signal de Bec-d’Aigle tous les Sioux se jetèrent sur cette poignée de Français. On sait ce qu’il advint et comment finit le massacre. Chez Cerf-Agile, le crime accompli, une réaction soudain s’opéra. Était-ce bien lui, l’ami de la Jemmeraye, le protégé du chef qui avait consommé cette horrible trahison ? Il ne s’en rendit pas compte tout de suite. Puis encore une fois la fureur, la haine, l’orgueil, la jalousie lui firent oublier tous les bienfaits qu’il avait reçus et une seule chose domina sa pensée, revoir Pâle-Aurore. Grisé par l’odeur du sang, il s’était mis en route vers le fort Saint-Charles. Sa marche se faisait machinalement, automatiquement, fatalement, quand Amiotte et La Londette l’aperçurent.

Lorsqu’il fut à quelques pas seulement d’eux, ils sortirent de leur cachette et se précipitèrent sur lui.

— Où vas-tu ?

— D’où viens-tu ?

Cerf-Agile les regarda et ne sembla pas les reconnaître. Il les fixait d’un œil étrange,

— Il en fait une drôle de tête.

— Il a boire un coup.

— Ah ! oui, le tonneau qu’il a volé !

— Oh ! vois cette couleur rouge.

— C’est du sang séché…

— Emmenons-le vite au fort. Il a peut-être du nouveau à nous apprendre.

Flegmatique, Cerf-Agile se laissa emmener.

Comme ils pénétraient dans l’enclos par la petite porte dérobée qui donnait sur le bois, ils rencontrèrent Pâle-Aurore, triste, qui allait sous les arbres calmer sa douleur. À la vue de l’Indien, elle s’arrêta stupéfaite, le cœur étreint d’une horrible angoisse. Elle regarda son visage sombre qui s’était un instant éclairé. Il avait reconnu la jeune fille. Instinctivement, comme si elle était sûre qu’il pouvait lui donner des renseignements sur son fiancé elle dit :

— Jean-Baptiste ?

Cerf-Agile eut un rictus amer. Il répondit avec une lueur mauvaise dans les yeux, la même qu’elle avait vue quand il lui avait dit que désormais la religion de ses pères lui suffirait.

— Il est mort.

On sentait chez lui la responsabilité qu’il prenait de son acte. Il avait été le maître d’accomplir ou de ne pas accomplir cet horrible crime. Avec un sentiment mêlé de rage, de désespoir et de jalousie, il avait conduit, en parfaite connaissance de ce