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L’ÎLE AU MASSACRE

hasard, la Providence plutôt, nous amena au lieu du massacre. Nous eûmes à peine mis pied à terre que nous fûmes saisis d’horreur en trouvant ces vingt-et-un corps jonchant le sol autour des cendres d’un feu de campement. Tous, sauf le P. Aulneau, ont été décapités. La plupart étaient scalpés et sans vêtements. Les têtes avaient été jetées sur des peaux de castors. Le missionnaire avait reçu une flèche dans la tête, son sein était ouvert et son bras gauche, dont la main était sanglante, pendait vers la terre. Son bras droit rigide encore par la force d’énergie que le P. Aulneau avait déployée au moment de sa mort s’élevait solennel dans un geste de pardon. Quant à votre fils, Monseigneur, il était couché sur le ventre. Près de lui gisait une Indienne dans laquelle j’ai reconnu une de vos protégées.

Un murmure se fit entendre et un nom fut prononcé.

— Rose-des-Bois ?

— Je ne sais pas son nom. Elle avait la tête ouverte et tenait un poignard dans sa main. Votre fils avait le dos ciselé à coup de couteau.

— La misérable ! C’est elle qui aura fait cela.

— Une houe enfoncée dans les reins était noire de sang coagulé. Son corps était orné de jarretières et de bracelets de porc-épic. Nous avons retrouvé sa tête, à quelque distance de son corps, horriblement mutilée.

Tous frissonnèrent d’horreur. Legros s’était tu un moment. Il semblait qu’il avait épuisé toutes ses forces pour faire ce macabre récit.

— Continuez, dit Lavérendrye d’une voix blanche.

— Quand nous fûmes revenus de notre premier sentiment de stupeur, nous pensâmes tout d’abord nous éloigner de ce lieu sinistre par crainte d’un retour des Sioux. Ce n’est pas que nous hésitions à nous mesurer avec eux. Notre désir de venger nos camarades aurait centuplé nos forces. Mais nous devions prendre toutes les précautions possibles pour que les provisions confiées à nos soins ne tombassent pas entre leurs mains. La nuit, une nuit sans lune et sans étoile, était complètement tombée. Force nous fut de demeurer et de camper sur les lieux mêmes du massacre. Nous dormîmes peu ou point, sans cesse alertés par nos sentinelles. Au petit jour nous étions sur pied et nous avons enseveli pieusement ces pauvres corps. Nous priâmes pour le repos de leurs âmes et nous plantâmes sur leur tombe une grande croix faite de deux troncs d’arbres. On peut l’apercevoir du large et montrer ainsi où se trouve l’île au massacre. Puis la douleur et la rage au cœur, nous nous remîmes en route pour vous apporter l’horrible nouvelle, bien décidés, aussitôt les vivres placés en lieu sûr, à nous joindre à l’expédition que vous enverrez contre les Sioux pour tirer d’eux la vengeance que vous déciderez.

Bien que son visage trahît une douleur infinie, Lavérendrye était resté calme. Comme Legros finissait son récit, Cerf-Agile était entré encadré d’Amiotte et de La Londette.

— Approche, dit l’explorateur à l’Indien.

Cerf-Agile, les bras croisés, la tête haute, le pas mesuré et le regard résolu et défiant, s’avança seul au milieu du cercle qui s’élargit.

— Me voici. Que me veut-on ?

Lavérendrye le regarda, étonné. Quel orgueil il y avait dans cette attitude ! Il essaya néanmoins d’obtenir quelques éclaircissements sur le mobile du crime. Il demanda :

— Dis-moi, Cerf-Agile, toi pour qui j’ai tant fait, que j’ai considéré et traité comme un fils et mes fils comme un frère, dis que tu n’es pas l’auteur de ce hideux forfait.

— Pourquoi nierai-je une chose que j’ai faite ? Oui, c’est moi qui ai tué votre fils, c’est moi qui ai prévenu les Sioux de son départ et, quoique vous puissiez en penser, je suis fier de ce que j’ai fait.

— Misérable ! s’écrièrent les fils de Lavérendrye qui voulurent s’élancer sur le criminel.

— Laissez-le parler et soyez calmes comme je le suis moi-même.

Cerf-Agile avait tout à coup changé de physionomie. L’ironie avait disparu. Sa voix se fit dure et vibrante. Ce n’était plus seulement la jalousie qui le faisait parler, c’était aussi la rancœur de voir les Blancs dominer son pays.

— Ah ! vous voulez vous emparer de ces territoires où avant votre venue nous vivions heureux et paisibles ! Nous ne connaissions ni les armes à feu dont vous nous