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L’ÎLE AU MASSACRE

avez appris à faire usage, ni l’eau-de-vie que vous ne nous donnez qu’avec réserve et qui excite notre envie et notre fureur chaque fois que nous y goûtons…

— Qu’est-ce que tout cela a à faire avec ton crime ?

— Vous voulez, continua l’Indien emporté par son élan, par l’usage de belles paroles et au moyen d’une religion étrange et nouvelle, nous soumettre à un joug sans lequel nous avions fort bien vécu jusqu’alors. Nous étions libres comme les oiseaux et les animaux dans nos forêts et dans nos plaines ; libres comme les poissons de nos lacs et de nos rivières. Sans nous consulter, sans vous inquiéter de nous, vous venez bâtir des forts comme celui-ci destinés à former les noyaux de vos grands établissements de l’avenir, comme vous avez fait à l’est de nos Grands Lacs ! Contre les fourrures des animaux qui remplissent nos territoires, vous nous troquez des étoffes, des verroteries sans valeur et vous nous forcez ainsi à détruire ou à faire fuir le gibier nécessaire à notre nourriture et à nos vêtements ! Vous nous enseignez que l’homme n’a pas été mis sur cette terre seulement pour chasser et manger, mais encore pour ce que vous appelez travailler. Sous prétexte de faire pousser au sol, au moyen d’instruments étranges, des grains que nous ne connaissions pas et dont on fait cette blanche farine à laquelle vous nous habituez, vous nous obligez à faire de même et à changer nos habitudes séculaires dont nous nous trouvions très bien avant votre apparition parmi nous. Oh !… cette vie nomade de nos pères dans les immensités de nos plaines, de nos forêts, de nos rivières, de nos lacs et de nos rochers. Ils trouvaient tout ce qu’il fallait à leur existence. Qui nous prouve que ce que vous nous offrez soit préférable à notre vie pastorale ? Qui nous prouve que votre civilisation soit préférable à notre état de nature ? Et… Qui a été vous chercher pour changer ainsi nos croyances et nos habitudes dont la rusticité nous suffisait ? Vous nous parquez comme des bêtes humaines, vous nous habillez de vos vêtements et grâce à cela, mieux que par les armes, nous disparaîtrons malades de consomption. Vous nous reprochez la cruauté que nous pratiquons quelquefois sur nos ennemis ou sur ceux que nous croyons devoir punir de ce que nous considérons comme des crimes ? Mais les atrocités dont vous voudriez nous faire honte sont des enfantillages à côté des abominations que vous pratiquez vous-mêmes dans ce que vous appelez vos Cours de Justice. Et je me suis demandé si vous n’êtes pas plus sauvages que nous. Quand vous soumettez un accusé, un simple témoin, un homme qui ne pense pas comme vous ou qui ne croit pas comme vous, aux horreurs de ce que vous nommez la Question, vous croyez-vous plus civilisés que nous ? Ah ! Ah ! Dites si voulez que votre point de vue diffère du nôtre, mais ne dites pas qu’il vaut mieux. Je veux bien admettre pour la religion que vous venez nous enseigner que les principes de la vie future sont consolants. Mais que dois-je penser lorsque je sais que parmi vous certains croient d’une façon et certains croient d’une autre ? Qu’ai-je pour me guider et m’assurer que la voie que vous me montrez est la bonne, que la religion d’autorité des Français l’emporte sur celle du libre-examen des Anglais ? En m’entendant parler ainsi, vous vous étonnez, Vous vous demandez où j’ai pu m’instruire à ce point. Ne m’avez-vous pas montré à lire et à écrire ? N’ai-je pas mis mes études à profit ? Voyez le résultat. En suis-je devenu meilleur ?

Lavérendrye écoutait accablé de tout ce réquisitoire. Cerf-Agile éclata de rive.

— La civilisation qui devait me transformer m’a transformé en effet, continua-t-il. Elle a fait de moi un être sans entrailles, un monstre exécrable le jour où j’ai constaté que mon cœur était gangrené par la jalousie. Voilà pourquoi, les Sioux, vos ennemis et les miens, menés par moi, ont massacré vingt-et-un des vôtres. Et pourquoi ai-je fait cela ? Parce que votre fils aîné, Monseigneur, plus bel homme que moi du moment qu’il avait la peau blanche, parlant mieux que moi, car sa voix était douce et la mienne est rauque, votre fils aîné, dis-je, m’avait volé le seul bien auquel je tenais en ce monde, l’amour de celle que j’aimais. Et je l’ai fait massacrer lui, le missionnaire et leur dix-neuf compagnons. Pourquoi ? Pour me venger ! Car votre civilisation tant vantée m’a aussi confirmé dans la conviction que la vengeance est douce. Vous savez maintenant qui je suis, et ce que j’ai fait. Vous me tenez en votre pouvoir. Faites de moi ce que vous voudrez. J’ai dit.