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L’ÎLE AU MASSACRE

Cerf-Agile jeta un regard circulaire et hautain sur ceux qui l’entouraient et il attendit.

Lavérendrye s’était levé n’en croyant pas ses oreilles. Était-ce bien celui qu’il avait protégé comme un fils qui venait de parler ainsi ? Mais qui donc l’avait à ce point changé ? Il se souvint de l’attitude de Rose-des-Bois lors de son interrogatoire. Était-ce l’influence de cette femme ?

— Vil assassin, lui cria-t-il, tu as accumulé ingratitude, hypocrisie, rage, atrocités, folie même pour faire de ton exécrable forfait le plus hideux qui se puisse imaginer. Le ridicule et atroce point de vue que ton inqualifiable orgueil t’a fait considérer ne saurait être ni une explication ni une excuse. Hélas, ton orgueil insensé ne t’en fait même pas chercher. Mais est-il besoin de discuter avec toi ? Les bandits de ton espèce, on les exécute. Qu’on l’emmène. Je déciderai plus tard de son sort.

Amiotte et La Londette se précipitèrent sur lui et le firent sortir. Comme ils étaient dans la cour, Amiotte dit à son compagnon :

— Jamais j’aurais cru qu’il avait la langue si bien pendue. Pour un Indien, il parle bien. Mais le malheur est que j’ai pas compris un mot de ce qu’il a dit. Et toi ?

— Ça m’aurait étonné, répondit La Londette. Toi qui comprends jamais rien, ça aurait été étonnant que tu aies compris quelque chose aujourd’hui.

— Tu deviens comme Bourassa. Tu vas tout savoir bientôt. Qu’est-ce qu’il a dit donc, gros farceur ?

— Tu veux le savoir ? Demande-le-lui…

Cerf-Agile écoutait, impassible, la conversation des deux compagnons. De temps en temps, il jetait un regard sournois de leur côté. Comme ils arrivaient à la hauteur du magasin, il bondit tout à coup et voulut s’enfuir. Il n’alla pas loin. Amiotte et La Londette avaient mis en joue et avaient tiré. Cerf-Agile tomba.

— C’est le plus beau coup que j’ai tiré dans ma vie, dit le mari de Fleur-d’Aubépine.

— Mais, c’est moi qui l’ai tué.

— Toi ? Tu ne sais pas seulement viser !

— Je te dis que c’est moi qui…

— C’est bon, ça va. Puisque nous avons constaté le décès, allons le dire à Monseigneur.

— Quelle perversion, avait dit Lavérendrye quand Cerf-Agile fut sorti. Quel horrible résultat du mélange inconsidéré de passions brutales et d’un commencement de civilisation acquise sans méthode et sans direction ! Ce qu’il y a de plus terrible c’est que, en prétendant nous impliquer dans son crime, cet Indien n’a pas tout à fait tort. Sur nous, sur notre manque de savoir-faire, sur notre imprudence pour ne pas dire notre ignorance repose en principe la responsabilité de son abominable action. Que cela nous serve de leçon pour l’avenir. L’instruction est comme un philtre qui enivre et affole : elle doit se donner à petites doses et suivant les facultés d’assimilation pour le bien de l’être en qui on l’inculque. Ce malheureux est un exemple terrifiant d’une civilisation trop hâtive. Quelle dépravation !

Amiotte et La Londette entrèrent.

— Maître, dit ce dernier, Cerf-Agile profitant de notre distraction a essayé de s’échapper. Alors, je… nous l’avons tué.

Lavérendrye eut un haut-le-corps.

— La justice de Dieu, dit-il, est parfois bien prompte et bien terrible. Souhaitons que dans sa bonté infinie, il ait permis qu’à la dernière seconde le malheureux ait pu se repentir de la monstruosité de son crime.

L’explorateur resta un moment silencieux, plongé dans de profondes réflexions. En moins d’un mois il avait perdu son neveu, et son fils aîné, deux lieutenants qui lui rendaient les plus grands services. Deux de ses protégés trempaient leurs mains dans un crime affreux. Et un missionnaire subissait le martyre. Cinq morts, cinq êtres disparus et qu’il avait aimés ! Quelles cruelles épreuves ! Et cependant son œuvre l’attendait. Allait-il abandonner le fruit de si longues années de travail ? Allait-il venger ses morts ? Ses fils le regardaient sans mot dire. Il paraissait accablé… Tout à coup, il se redressa. Ses yeux étaient tristes mais de nouveau l’homme énergique reparut et le chef parla.

— Demain, au rapport que je dois envoyer au Sire de Beauharnois, notre Gouverneur, j’ajouterai le récit des terribles événements de ces derniers jours. Tu partiras, Pierre. Tu emporteras les dépêches et conduiras cette pauvre Pâle-Aurore à ta