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Page:Wyzewa - Nos maîtres, 1895.djvu/368

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NOS MAÎTRES

ment bourré, de telle sorte que son cerveau ne pouvait plus se mouvoir, et qu’à force d’être savant, il avait tout à fait perdu toute habitude de penser. Aussi ne pensait-il point, et jamais il ne se demandait de qviel usage pouvaient être, pour lui-même ou pour les autres, ces innombrables choses qui bourraient son crâne. Il les promenait avec lui, le long de la vie, et en toute occasion il les montrait, et l’on s’inclinait devant elles.

Mais ces choses qu’il avait dans la tête laissaient leur rellet derrière lui, sur son passage : et Albert fut épouvanté de voir quel lamentable reflet c’était, empesté et mortel. Car il s’en dégageait toutes sortes d’inventions funestes, des machines qui tuaient les hommes pas milliers, d’autres qui remplaçaient le travail de milliers d’hommes et les faisaient mourir de faim. Et, dans tous les lieux où était passé le savant, avec sa mine épanouie et des sciences plein son crâne, Albert voyait les hommes brusquement se secouer comme piqués d’un mauvais insecte, et se démener, et courir en se marchant sur les pieds ; et tous semblaient chercher quelque chose qui s’éloignait d’eux à mesure qu’ils allaient ; et il entendait les cris de ceux qui tombaient sur la route.

Edouard cependant, le cerveau gonflé, avançait toujours sans rien voir. Il parlait des droits de la science, de l’objectivité de la science, de la sainteté de la science. Et, un beau jour, tandis qu’il avançait, il trébucha sur le cadavre d’une des victimes de sa science. Albert le voyait maintenant couché dans son lit ; et jamais il n’aurait pu imagi-