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Page:Wyzewa - Nos maîtres, 1895.djvu/370

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NOS MAÎTRES

ce qu’il ne lui restât plus, de par le monde, aucune langue à apprendre.

Combien sa destinée était belle, pourtant, en comparaison de celle d’Émile, le prix de version latine ! Celui-là n’était ni un savant, ni un cosmopolite, c’était un penseur, et l’étude du latin et des mathématiques avait développé à merveille son intelligence naturelle. Au lieu d’accepter les faits tels qu’on les lui fourrait d’office dans le cerveau, il avait voulu tout contrôler par lui-même. Et il avait vite reconnu que toutes les soi-disant vérités de la science étaient de simples formules inventées par des professeurs. Et il s’était mis à la recherche de la vérité vraie, il y avait perdu sa santé et sa jeunesse : pour découvrir au bout du compte qu’entre la vérité vraie et l’intelligence humaine il n’y avait aucun rapport, et que, par la pensée, personne n’arriverait jamais à rien connaître de ce qui était. Il avait alors essayé de prendre plaisir aux jeux de sa pensée en tant que pensée ; mais bientôt la vanité de cet exercice l’avait dégoûté. Du moment où la pensée ne peut conduire à la vérité, n’est-ce pas une humiliation de continuer à penser ?

Et ainsi son intelligence l’avait fatalement conduit à la haine de l’intelligence ; mais en même temps elle lui avait enlevé toute faculté de voir et de sentir : de sorte qu’il se trouvait seul, plus effroyablement seul que le savant et le cosmopolite. Ses bras étaient devenus trop débiles pour labourer la terre, et son cœur trop sec pour se consoler dans l’amour. Et Albert le vit qui pleurait sur lui-même.