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Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 1.djvu/137

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tuiles, si on ajuste au milieu les briques et les poutres, comme dans une bâtisse, il en résulte une propriété qui a une grande valeur, une maison[1]. — Ce que tu viens de dire, Socrate, répondit-il, est la même chose absolument que ce qui se pratique à la guerre : là, en effet, on doit placer aux premiers et aux derniers rangs les meilleurs soldats, et mettre au milieu les troupes moins bonnes, pour qu’elles soient entraînées et poussées par les autres[2]. — C’est bien, reprit Socrate, si l’on t’a appris à discerner les bons et les mauvais soldats ; autrement, à quoi te serviront tes leçons ? Car si ton maître t’avait dit d’arranger de l’argent en mettant dessus et dessous les meilleures pièces, et au milieu les moins bonnes, sans t’avoir appris à distinguer la vraie monnaie de la fausse, cela ne te servirait de rien. — Mais, par Jupiter, il ne me l’a pas appris, en sorte que c’est à nous à distinguer les bons soldats des mauvais. — Eh bien, qui nous empêche d’examiner comment nous ne pourrons pas nous tromper ? — J’y consens, dit le jeune homme. — Si donc il s’agissait d’enlever de l’argent, ne ferions-nous pas bien de placer en tête les soldats qui ont le plus d’amour pour le gain ? — C’est mon avis. — Et s’il s’agit de courir des dangers, ne mettrons-nous pas au premier rang ceux qui ont le plus d’amour pour la gloire ? — Sans doute, car ils ne demandent qu’à s’exposer pour l’honneur : ceux-là ne sont donc pas difficiles à découvrir : toujours en vue, on les a partout sous la main. — Mais ne t’a-t-il appris qu’à mettre une armée en bataille, ou bien t’a-t-il enseigné où et comment il faut user des diverses manières de la ranger ? — Pas du tout. — Cependant il y a mille circonstances où il ne faut ni ranger ses troupes ni les conduire de la même manière. — Par Jupiter, il ne m’a rien fait connaître de tout cela. — Eh bien ! par Jupiter, retourne auprès de lui et interroge-le : car s’il sait son métier et qu’il ne soit pas un impudent, il rougira d’avoir reçu de l’argent et de t’avoir renvoyé sans t’instruire.

  1. Nous ne connaissons dans aucun auteur une phrase qui soit aussi ingénieusement construite que celle-ci : tout s’y ordonne, s’y agence et s’y place comme dans la réalité. Il semble qu’on voie d’abord jeter les fondements de l’édifice, dont chaque partie s’élève ensuite progressivement jusqu’à l’achèvement complet du tout, exprimé par le mot final maison.
  2. C’est la disposition de l’armée grecque dans Homère, Iliade, IV, v. 297-300. Cf. Cicéron, de l’Orat., II, LXXVII ; et Quintilien, V, xix.