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LA PORTEUSE DE PAIN

— Dame ! il faut bien m’y plaire… — Au milieu de mon chagrin, c’est une vraie chance pour moi.

— Vous devez gagner autant qu’à la couture… avec beaucoup moins de mal à vous donner…

— Bien sûr que oui, et pourtant, si je n’économisais pas sur toutes choses, je n’arriverais jamais à m’en tirer… Songez donc… deux enfants ?

— Votre dernière, la petite Lucie, est en nourrice ?

— Oui, dans la Bourgogne… à Joigny.

— Ça vous coûte cher ?

— C’est trente francs par mois qu’il faut prendre sur mes gages… — répondit la jeune femme ; puis elle ajouta avec un gros soupir : — Ah ! mon pauvre mari me manque bien !…

— Je vous crois, m’ame Fortier… Un homme qui gagnait ses sept à huit francs par jour.

— Et qui était si bon… si honnête… si courageux ! — qui m’aimait tant !… — Je peux bien dire que la machine qui l’a tué en éclatant a tué en même temps mon bonheur…

En disant ce qui précède, Mme Fortier passa sa main sur son visage pour essuyer de grosses larmes coulant de ses yeux.

— Faut pas pleurer, ma fille, — reprit la marchande.

— Le moyen de s’en empêcher, quand on se souvient !…

— Il y en a qui sont encore plus à plaindre que vous ne l’êtes… — Le patron s’est bien conduit avec vous, car enfin je me suis laissé dire que sans une distraction de votre cher homme, la machine n’aurait pas éclaté… — Est-ce vrai ?

— Hélas ! oui, c’est vrai.

— On lui a fait un bel enterrement, au pauvre Fortier. — Vous avez eu une collecte des ouvriers de l’usine, et le patron s’y est inscrit pour cent francs… — Enfin, il vous a installée dans la fabrique comme gardienne… et ça n’est guère une place de femme…

— Certes, M. Labroue a été bon, très bon… — murmura tristement la jeune veuve. — Je lui rends toute justice… On prétend qu’il est dur… sa conduite avec moi prouve le contraire… mais enfin, c’est dans sa maison que mon mari a été tué ! Elle m’a porté malheur, cette maison, et si ce n’avait été pour mes enfants, je n’aurais jamais acceplé un emploi qui me force à vivre dans l’endroit où le sang de mon pauvre Pierre a coulé…

— Il faut se faire une raison, ma fille… — On ne vit point avec les morts… Vous n’aurez pas toujours le cœur gros et les yeux mouillés… — Vous êtes jeune… Vous êtes jolie… très jolie même ! Vous verrez qu’un jour ou l’autre un bon et brave garçon se toquera de vous, vous demandera de l’épouser, et vous ne lui répondrez pas non…