Page:Yver - Madame Sous-Chef.djvu/144

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barrait le front de Geneviève et sa belle certitude de trôner bientôt dans le bureau personnel du sous-chef, avec fauteuil de cuir, table massive de chêne et téléphone sur la table, s’écornait un peu tous les jours. La joie de son petit Pierre, qui trépignait dans le vide de toute la vitesse de ses grosses jambes dès qu’elle arrivait, la distrayait un moment de son lourd souci. Mais dès le dîner fini, quand elle se retrouvait seule avec son mari, elle en revenait à son obsession, à ses calculs de probabilité Puisque Leroy et Boussard se trouvaient écartés d’avance, il n’y avait que Duval de possible. Il avait été inscrit au tableau en même temps qu’elle et il avait cinquante ans… Mais c’était un vieux racorni…

Le premier jour de mai, comme dans la chanson, elle ressassait après le dîner tous ces points de son idée fixe, quand Ninette, qui avait fini de desservir et tournait sans raison autour de la table, vint s’arrêter devant le fauteuil où sa maîtresse tricotait face au couchant et aux coteaux assombris. La petite bonne avait un visage décomposé où les larmes roulaient en silence.

— Qu’avez-vous, ma pauvre Ninette ? demanda Geneviève soudain angoissée.

— J’ai, sanglota Ninette, que je vais être obligée de quitter Madame.

— Me quitter ?

Il y eut dans la pièce un moment assez tragique. Rousselière, qui lisait son journal en tirant sur sa pipe laissa choir le papier et demeura béant, la pipe à la main, figé par cette phrase de la petite servante qui arrêtait net le cours de leur vie.

— Vous, Ninette, dit Geneviève, vous voudriez nous quitter ? Quitter Pierre que vous avez élevé comme s’il avait été votre propre petit enfant ?