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Page:Yver Grand mere.djvu/22

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GRAND’MÈRE

enfants savouraient leur bonne action. Ils ne se lassaient pas de regarder la pauvre vieille manger à demi-cuillerées pressées. On n’osait pas lui demander depuis quand elle était sans nourriture. Elle avait toujours son foulard de soie violette sale et déteint autour de ses mèches blanches qu’elle ne pensait même pas à lisser, — indifférente à tout. Mais c’était presque comme un pauvre animal affamé qu’elle se jetait sur cette soupe. Ses bons hôtes en avaient le cœur crevé. Personne ne parlait. On était entré dans son drame. On s’accordait à son mystère. On s’harmonisait avec lui sans chercher à s’en emparer. Personne ne lui demanda qui elle était, d’où elle venait, car les petites gens de France ont bien trop de finesse pour proférer les paroles qu’il ne faut pas.

La soupe finie, pendant que Marie Cervier allait dépoter le ragoût pour le servir dans le grand plat creux, Maurice, le jeune garçon de magasin, arriva en petit complet gris, une ondulation aux cheveux et un œillet à la boutonnière.

— Tu ne peux donc être à l’heure ? lança Cervier de sa voix claironnante.

L’enfant baissa la tête :

— J’étais chez le coiffeur.

— Le coiffeur ! le coiffeur ! À ton âge, mon gars, je n’étais pas toujours fourré chez le coiffeur. La tondeuse, une fois tous les deux mois, et allez donc !

— Ton métier n’était pas le mien, répartit le garçon d’une voix gentille. Dans la Nouveauté, tu comprends !

— L’heure, c’est l’heure, reprit le père ; tu fais affront à Madame en arrivant en retard.

Et en manière de présentation, il ajouta :

— Madame que nous avons invitée.

La vieille femme à la figure douloureuse leva les yeux sur le jeune garçon et son regard y resta longtemps appuyé avec une fixité singulière :

— Il ne faut pas le gronder, Monsieur. Vos enfants sont des anges. Celui-ci pouvait-il savoir que vous aviez ramassé, ce soir, une malheureuse ? S’il vous plaît, que cette malheureuse, à votre table où vous l’accueillez si généreusement, n’ait que la joie de contempler des sourires sur leurs visages !

Sabine admira comme elle parlait bien. « Ça doit être