Page:Zévaco - Le Capitan, 1926.djvu/127

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— Une seule ! fit Lorenzo qui leva sur la Galigaï des yeux d’une étrange clarté. Seulement, il faut que l’expérience en vaille la peine, vous comprenez ? Écoutez, il y a dans ma pauvre vie un plaisir unique. Cela m’amuse de me pencher sur l’humanité comme on se penche sur un nid de fourmis. Ces insectes, qui vont, viennent, s’agitent en tous sens, ce sont des hommes. Alors, quelquefois, d’un geste, il me plaît de bouleverser la destinée de l’un de ces insectes, pour voir ce qui en résultera. Un jour, c’est un seigneur qui veut tuer sa femme ; quelquefois, un frère qui veut empoisonner son frère ; plus souvent, une femme qui veut détruire une rivale. Moi, j’écoute, et toujours, sans me lasser, avec la même indulgence, je distribue de la mort… et puis je regarde. Mais cette fois-ci, avec mon chef-d’œuvre, je voudrais agiter la fourmilière, frapper de stupeur le nid tout entier, voir l’effarement des insectes, leur course affolée, et me dire : « C’est moi qui suis cause de ces catastrophes ! » Allumer la guerre civile dans un royaume comme la France, précipiter des douzaines de prétendants vers le trône, assister à leurs efforts désespérés, voir les batailles, les armées qui se ruent, entendre le bruit des arquebusades, les cris de triomphe ou de désespoir, et me dire, au fond de mon trou : « C’est moi qui suis cause de ce grand bouleversement dans la fourmilière ! » Il n’a fallu pour cela que quelques gouttes de mon chef-d’œuvre dans le bouillon froid que tous les soirs prend le roi de France !"

Léonora jeta un cri et considéra Lorenzo avec une sorte d’épouvante. Le nain se redressait ; il semblait grandir ; il prenait dans l’imagination de Léonora Galigaï l’envergure et l’apparence des archanges de ténèbres qui, sur l’humanité, agitent leurs ailes immenses.

"Démon ! gronda-t-elle. Tu as lu dans ma pensée ! Tu sais ce que je rêve !

— Je vous ai devinée depuis longtemps, signora, dit gravement Lorenzo.

— Tu m’as devinée !" balbutia-t-elle, haletante.

Et ses yeux hagards cherchèrent autour d’elle si cette scène étrange n’avait pas eu quelque témoin qui courrait la dénoncer.

"Calmez-vous, dit Lorenzo, ou bien je ne reconnaîtrai plus en vous Léonora, la grande Léonora pour qui seule j’ai inventé cette formule. Tenez, prenez, signora !"

Léonora, en effet, soit qu’elle eût une confiance illimitée en cet homme, soit que son énergie exceptionnelle défiât tous les dangers, se calma rapidement, reprit sa physionomie impassible et glacée comme celle de la fatalité antique.

"En ce cas, dit-elle, explique-moi les vertus de ce poison."

Lorenzo sourit... Il parut méditer quelques minutes, la