Page:Zévaco - Le Capitan, 1926.djvu/363

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Il y avait près d’un quart d’heure que Cogolin avait vu se refermer les portes de l’hôtel, et il était encore là, se demandant si c’était bien vrai. Sa dernière espérance était partie en croupe derrière Lanterne. En d’autres temps, Cogolin eût certainement été humilié d’avoir été battu par Lanterne avec ses propres armes. Ce gros benêt s’était moqué de lui qui, au total, ne manquait pas d’esprit. Mais vraiment, Cogolin avait trop faim pour songer à pareilles misères. Il avait faim, ah ! vraiment faim, le pauvre diable. Cogolin s’en était allé, triste à la mort. Où allait-il ? Il ne le savait guère. Qu’allait-il advenir de sa pauvre carcasse, spectre ambulant, image vivante – encore vivante – de la Faim ? Minable et lamentable, sa maigre échine frissonnant aux bises d’automne sous son misérable justaucorps mangé de trous, traînant sa botte de reître et sa sandale de moine, n’en pouvant plus enfin, il s’assit sur une borne dans une rue déserte, et, la mâchoire dans la main, les yeux brillants de fièvre, songea à son malheur. Sans doute, il demeura assez longtemps immobile sur cette borne. Quand il se sentit un peu reposé, il poussa un long soupir de détresse et il fit un mouvement pour se lever.

"Ne bougez pas, de grâce, fit une voix près de lui. Encore deux coups de crayon, et c’est fini..."

Cogolin, étonné, leva la tête et, à quatre pas, vit un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, tête fine, noble, tourmentée, regard intense, l’épée au côté – ce qui prouvait qu’il était de noblesse – vêtu avec une sorte de fantaisie charmante, bien que ses habits fussent de fort bon drap. Cet étrange inconnu tenait dans sa main gauche un cahier de bonne dimension couvert d’une reliure en carton qui lui servait de support ; de la main droite, il maniait un crayon. Il contemplait fixement Cogolin une, minute, puis crayonnait. Cogolin, devant cette apparition, demeura bouche béante.

"Encore quelques coups de crayon, répéta l’inconnu, et ce sera parfait. Ne bougez pas, je vous en supplie."

L’inconnu éloigna de lui son cahier, au bout de son bras tendu, cligna des yeux, ramena le cahier, crayonna encore une minute, puis murmura :

"Quel admirable gueux ! et pourtant... quelle tristesse de se heurter à de tels modèles ! Comment vous appelez-vous, mon ami ?

— Laguigne, répondit Cogolin. Hélas ! je m’appelle Laguigne.

— Laguigne ! s’écria l’inconnu. Admirable ! Merveilleux ! Nul nom ne pouvait mieux convenir."

Le jeune homme inscrivait le nom de Laguigne sous une esquisse vigoureuse et sobre qui dénotait la facture d’un puissant visionnaire des choses et des êtres. Puis il referma son cahier et le mit dans une poche suspendue à sa ceinture.