Page:Zévaco - Le Capitan, 1926.djvu/365

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une bouteille d’un vin de Beaugency alors fort en honneur. Lorsque le flacon fut épuisé jusqu’à la dernière goutte, Cogolin constata que faim et soif étaient enfin à peu près apaisées mais que, de son écu de six livres, il ne lui restait plus que deux sols et trois deniers.

Cogolin ne s’en émut pas outre mesure : il se trouvait dans cet état de béatitude qui fait que l’estomac ne croit plus à la faim, la gorge à la soif et l’esprit à la misère. Il employa donc ses deux sols et ses trois deniers à fumer de la nicotiane dans une pipe en terre, tout comme un grand seigneur, car la pipe était alors un luxe. Adossé au mur, enveloppé des odorants nuages de nicotiane, béat et rassasié, Cogolin jetait autour de lui de vagues regards qui, à la fin, se posèrent avec intérêt sur trois personnages assis non loin de lui et paraissant être des garçons boulangers.

Ils étaient en effet tous trois vêtus en mitrons. Le premier était petit, boulot, avec un nez pointu et des yeux vifs. Le deuxième était long et maigre, avec un nez mélancolique. Le troisième avait un ventre comme une barrique, des épaules comme un bœuf, et un nez vermeil. Ces trois êtres tenaient avec le patron du Borgne-qui-prend une conversation des plus animées. L’hôte semblait les connaître parfaitement et paraissait leur faire des remontrances amicales.

"Ainsi, dit-il à la fin, vous êtes bien décidés ? Vous quittez la boulangerie de mon voisin Lescot pour vous faire baladins, bateleurs, comédiens, je ne sais quoi de damnable et de damné ?

— C’est fait ! s’écria l’homme au nez pointu, nous quittons le pétrin pour le char de Thespis !

— Quoi, mon cher Legrand, réfléchissez.

— Il n’y a plus de Legrand. Je m’appelle désormais Turlupin.

— Et vous, reprit l’hôte, vous, mon brave Guéru, si doux, si poli, voyez un peu.

— Il n’y a plus de Guéru ! dit l’homme au nez mélancolique. Je suis Gautier-Garguille. À bas le fournil et vivent les tréteaux !

— Et vous, mon pauvre Robert, si paisible, si...

— Il n’y a plus de Robert ! cria l’homme au nez vermeil. Je suis Gros-Guillaume. Cela se voit assez, que diable ! Plus de farine au visage ! À moi le masque antique !"

L’hôte poussa un soupir et considéra les trois mitrons avec une profonde commisération.

"Voilà, songea Cogolin, trois gaillards qui m’inspirent une irrésistible amitié."

L’homme au nez pointu, qui paraissait être le chef de ce trio, c’est-à-dire Legrand, c’est-à-dire Turlupin, reprit en s’adressant au patron du Borgne qui prend :

"Or, mon maître, en attendant que nous puissions jouer