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LE SANG

qu’un enfant aurait franchie d’un élan. La rivière devint torrent et passa sur le sol avec un bruit sourd, rejetant sur les bords une écume rougeâtre. Le torrent devint fleuve, fleuve immense.

Ce fleuve entraînait les cadavres ; et c’était un horrible prodige que ce sang sorti des blessures en telle abondance qu’il charriait les morts.

Gneuss reculait toujours devant le flot qui montait. Ses regards n’apercevaient plus l’autre rive ; il lui semblait que la vallée se changeait en lac.

Soudain, il se trouva adossé contre une rampe de roches ; il dut s’arrêter dans sa fuite. Alors il sentit la vague battre ses genoux. Les morts qu’emportait le courant, l’insultaient au passage ; chacune de leurs blessures devenait une bouche qui le raillait de son effroi. La mer épaisse montait, montait toujours ; maintenant elle sanglotait autour de ses hanches. Il se dressa dans un suprême effort et se cramponna aux fentes des roches ; les roches se brisèrent, il retomba, et le flot couvrit ses épaules.

La lune pâle et morne regardait cette mer où ses rayons s’éteignaient sans reflet. La lumière flottait dans le ciel, et la nappe immense, toute d’ombre et de clameurs, paraissait l’ouverture béante d’un abîme.

La vague montait, montait ; elle rougit de son écume les lèvres de Gneuss.