Page:Zola - Contes à Ninon, 1864.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
À NINON

me mis à vous aimer follement toutes deux, ne sachant laquelle j’adorais davantage, de ma chère Provence ou de ma chère Ninon.

Chaque matin, mon amie, je me sens des besoins nouveaux de te remercier des jours d’autrefois. Tu fus charitable et douce, de m’aimer un peu et de vivre en moi ; tu peuplas mon désert, et, dans cet âge où le cœur souffre d’être seul, tu m’apportas ton cœur pour épargner au mien toute souffrance. Si tu savais combien de pauvres âmes meurent aujourd’hui de solitude ! Les temps sont durs à ces âmes faites d’amour. Moi, je n’ai pas connu ces misères. Tu m’as présenté à toute heure un visage de femme à adorer ; tu m’as donné la sainte ivresse, te mêlant à mon sang, vivante dans ma pensée. Et moi, perdu en ces amours profondes, j’oubliais, te sentant en mon être. Nous étions deux, et la joie suprême de notre hymen me faisait traverser en paix cette rude contrée des seize ans, où tant de mes compagnons ont laissé des lambeaux de leurs cœurs.

Créature étrange, aujourd’hui que tu es loin de moi et que je puis voir clair en mon âme, je trouve un âpre plaisir à étudier pièce à pièce nos amours. Tu étais femme, belle et ardente, et je t’aimais en amant. Puis, je ne sais comment, parfois tu devenais une sœur, sans cesser d’être une amante, et je t’aimais en amant et en frère à la fois, avec toute la chasteté de l’affection et tout l’emportement du désir. D’autres fois, je trouvais en toi un compagnon, une robuste intelligence d’homme, et toujours aussi une enchante-