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AVENTURES DU GRAND SIDOINE

Les voyageurs, sans regarder derrière eux, continuèrent à marcher, Sidoine tenant toujours sa pêche, Médéric songeant aux trois dernières rencontres.

— Mon mignon, dit soudain ce dernier, tu alignes assez proprement les phrases, maintenant. Jamais tu n’as si bien parlé.

— Oh ! répondit Sidoine, c’est une simple habitude à prendre. Je ne me bats plus, je parle.

— Tais-toi, je te prie, j’ai à te faire part de graves réflexions. Je reconstruis en pensée la triste société qui a pu nous offrir au regard, en moins d’une heure, un honnête homme mourant de faim, un gueux le ventre plein pour trois jours, un puissant frappé d’impuissance. Il y a là un grand enseignement.

— Plus d’enseignement, par pitié, mon frère ! Je veux croire simplement que nous avons rencontré aujourd’hui des hommes de race particulière, qui n’ont encore été décrits par aucun voyageur.

— Je t’entends, mon mignon. J’ai lu de bien curieux détails dans de vieux livres. Il est des pays dont les habitants n’ont qu’un œil au milieu du front, d’autres où leurs corps sont mi-partis homme et cheval, d’autres encore où leurs têtes et leurs poitrines ne font qu’un. Sans doute nous traversons, en ce moment, une contrée dont les habitants ont l’âme dans les talons, ce qui les empêche de juger sainement les choses et leur donne une remarquable absurdité d’actes et de paroles. Ce sont des monstres. L’homme, fait à l’image de son Dieu, est une créature bien autrement supérieure.