Page:Zola - Fécondité.djvu/587

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il marchait vers le trou sans l’apercevoir, il allait sûrement y culbuter, à moins qu’elle ne l’arrêtât au passage. Tout à l’heure, comme lui, elle était venue de là-bas, elle y serait tombée, si une main amie ne l’avait retenue ; et elle avait encore l’affreux frisson dans les veines, elle voyait toujours l’humide gouffre noir, avec la petite lanterne, au fond. L’effroyable chose s’évoqua, se précisa : le sol qui manque sous les pieds, la chute dans un grand cri, l’écrasement.

Il avançait. Certes, une telle chose était impossible, elle l’empêcherait, puisqu’un petit geste de la main devait suffire. Quand il serait là, devant elle, n’aurait-elle pas toujours le temps d’allonger le bras ? Cependant, d’un coin obscur de son être, une voix très claire, très froide, montait, disait de brèves paroles, qu’elle entendait comme si des trompettes les eussent sonnées à ses oreilles. Lui mort, c’était fini, jamais il n’aurait l’usine. Elle qui, passionnément, se désespérait de ne pouvoir imaginer un obstacle, n’avait qu’à laisser faire le hasard secourable. Et la voix disait cela, répétait cela, d’une insistance aiguë, sans rien ajouter d’autre. Après, il n’y avait rien. Après, il n’y avait qu’un homme broyé, supprimé, un trou de ténèbres éclaboussé de sang, où elle ne voyait plus, ne prévoyait plus, ne raisonnait plus. Que se passerait-il le lendemain ? Elle ne voulait rien en savoir, il n’y avait même pas de lendemain. Et ce n’était que le fait brutal, immédiat, qu’exigeait la voix impérieuse. Lui mort, c’était fini, jamais il n’aurait l’usine.

Il avançait. En elle, ce fut alors un effrayant combat. Combien dura-t-il ? des journées, des années ? À peine quelques secondes sans doute. Elle était toujours résolue à l’arrêter au passage, certaine qu’elle allait vaincre l’atroce pensée, quand viendrait l’instant du geste décisif. Mais cette pensée pourtant l’envahissait, se matérialisait dans sa chair, comme un besoin physique, la soif, la