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LES ROUGON-MACQUART.

maîtresse d’un coup de rasoir ; elle soutenait le zouave, elle trouvait le coup de rasoir très amoureux, sans donner ses raisons. Et elle avait encore exaspéré les colères de madame Lorilleux, en lui affirmant que la Banban, dans la conversation, devant des quinze et des vingt personnes, l’appelait Queue-de-vache sans se gêner. Mon Dieu ! oui, les Boche, les voisins maintenant l’appelaient Queue-de-vache.

Au milieu de ces cancans, Gervaise, tranquille, souriante, sur le seuil de sa boutique, saluait les amis d’un petit signe de tête affectueux. Elle se plaisait à venir là, une minute, entre deux coups de fer, pour rire à la rue, avec le gonflement de vanité d’une commerçante, qui a un bout de trottoir à elle. La rue de la Goutte-d’Or lui appartenait, et les rues voisines, et le quartier tout entier. Quand elle allongeait la tête, en camisole blanche, les bras nus, ses cheveux blonds envolés dans le feu du travail, elle jetait un regard à gauche, un regard à droite, aux deux bouts, pour prendre d’un trait les passants, les maisons, le pavé et le ciel : à gauche, la rue de la Goutte-d’Or s’enfonçait, paisible, déserte, dans un coin de province, où des femmes causaient bas sur les portes ; à droite, à quelques pas, la rue des Poissonniers mettait un vacarme de voitures, un continuel piétinement de foule, qui refluait et faisait de ce bout un carrefour de cohue populaire. Gervaise aimait la rue, les cahots des camions dans les trous du gros pavé bossué, les bousculades des gens le long des minces trottoirs, interrompus par des cailloutis en pente raide ; ses trois mètres de ruisseau, devant sa boutique, prenaient une importance énorme, un fleuve large, qu’elle voulait très-propre, un fleuve étrange et vivant, dont la teinturerie de la maison colorait les eaux des caprices les plus tendres, au milieu de