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LES ROUGON-MACQUART.

Elle s’offrit en exemple : elle réduisait sa dépense, depuis qu’on avait baissé les journées de Goujet de douze francs à neuf francs. Quand on manquait de sagesse en étant jeune, on crevait la faim dans sa vieillesse. Pourtant, elle se retint, elle ne dit pas à Gervaise qu’elle lui donnait son linge uniquement pour lui permettre de payer sa dette ; autrefois, elle lavait tout, et elle recommencerait à tout laver, si le blanchissage devait encore lui faire sortir de pareilles sommes de la poche. Quand Gervaise tint les dix francs sept sous, elle remercia, elle se sauva vite. Et, sur le palier, elle se sentit à l’aise, elle eut envie de danser, car elle s’accoutumait déjà aux ennuis et aux saletés de l’argent, ne gardant de ces embêtements-là que le bonheur d’en être sortie, jusqu’à la prochaine fois.

Ce fut précisément ce samedi que Gervaise fit une drôle de rencontre, comme elle descendait l’escalier des Goujet. Elle dut se ranger contre la rampe, avec son panier, pour laisser passer une grande femme en cheveux qui montait, en portant sur la main, dans un bout de papier, un maquereau très frais, les ouïes saignantes. Et voilà qu’elle reconnut Virginie, la fille dont elle avait retroussé les jupes, au lavoir. Toutes deux se regardèrent bien en face. Gervaise ferma les yeux, car elle crut un instant qu’elle allait recevoir le maquereau par la figure. Mais non, Virginie eut un mince sourire. Alors, la blanchisseuse, dont le panier bouchait l’escalier, voulut se montrer polie.

— Je vous demande pardon, dit-elle.

— Vous êtes toute pardonnée, répondit la grande brune.

Et elles restèrent au milieu des marches, elles causèrent, raccommodées du coup, sans avoir risqué une