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LES ROUGON-MACQUART.

Il se releva, il était tout frissonnant, et d’une voix balbutiante :

— Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?

Elle, éperdue de surprise et d’émotion, ne trouvait pas une parole. Elle dit oui de la tête. Mon Dieu ! elle était à lui, il pouvait faire d’elle ce qu’il lui plairait. Mais il allongeait seulement les lèvres.

— Ça suffit entre nous, madame Gervaise, murmura-t-il. C’est toute notre amitié, n’est-ce pas ?

Il la baisa sur le front, sur une mèche de ses cheveux gris. Il n’avait embrassé personne, depuis que sa mère était morte. Sa bonne amie Gervaise seule lui restait dans l’existence. Alors, quand il l’eut baisée avec tant de respect, il s’en alla à reculons tomber en travers de son lit, la gorge crevée de sanglots. Et Gervaise ne put pas demeurer là plus longtemps ; c’était trop triste et trop abominable, de se retrouver dans ces conditions, lorsqu’on s’aimait. Elle lui cria :

— Je vous aime, monsieur Goujet, je vous aime bien aussi… Oh ! ce n’est pas possible, je comprends… Adieu, adieu, car ça nous étoufferait tous les deux.

Et elle traversa en courant la chambre de madame Goujet, elle se retrouva sur le pavé. Quand elle revint à elle, elle avait sonné rue de la Goutte-d’Or, Boche tirait le cordon. La maison était toute sombre. Elle entra là-dedans, comme dans son deuil. À cette heure de nuit, le porche, béant et délabré, semblait une gueule ouverte. Dire que jadis elle avait ambitionné un coin de cette carcasse de caserne ! Ses oreilles étaient donc bouchées, qu’elle n’entendait pas à cette époque la sacrée musique de désespoir qui ronflait derrière les murs ! Depuis le jour où elle y avait fichu les pieds, elle s’était mise à dégringoler. Oui, ça de-