Page:Zola - La Débâcle.djvu/163

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là-bas un mouton et un quartier de bœuf ; et il achevait sa vente, lorsque l’arrivée du 7e corps l’avait jeté au milieu d’une bagarre épouvantable. On courait, on se bousculait. Alors, il avait eu peur qu’on ne lui prît sa voiture et son cheval, il était parti, en abandonnant Silvine, qui faisait justement des commissions dans le bourg.

— Oh ! elle va revenir, conclut-il de sa voix tranquille. Elle a dû se réfugier chez le docteur Dalichamp, son parrain… C’est une fille tout de même courageuse, avec son air de ne savoir qu’obéir… Sûrement, elle a bien des qualités.

Raillait-il ? Voulait-il expliquer pourquoi il la gardait, cette fille qui l’avait fâché avec son fils, et malgré l’enfant du Prussien dont elle refusait de se séparer ? De nouveau, il eut son coup d’œil oblique, son rire muet.

— Charlot est là qui dort, dans sa chambre, et bien sûr qu’elle ne va pas tarder.

Honoré, les lèvres tremblantes, regarda son père si fixement, que celui-ci reprit sa marche. Et le silence recommença, infini, tandis que, machinalement, il se recoupait du pain, mangeant toujours. Jean continuait, lui aussi, sans éprouver le besoin de dire une parole. Rassasié, les coudes sur la table, Maurice examinait les meubles, le vieux buffet, la vieille horloge, rêvait à des journées de vacances qu’il avait passées à Remilly autrefois, avec sa sœur Henriette. Les minutes s’écoulaient, l’horloge sonna onze heures.

— Diable ! murmura-t-il, il ne faut pas laisser partir les autres.

Et, sans que Fouchard s’y opposât, il alla ouvrir la fenêtre. Toute la vallée noire se creusa, roulant sa mer de ténèbres. Pourtant, lorsque les yeux s’étaient habitués, on distinguait très nettement le pont, éclairé par les feux des deux berges. Des cuirassiers passaient toujours, dans leurs grands manteaux blancs, pareils à des cavaliers