Page:Zola - La Débâcle.djvu/183

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plus cuisant, il souffrait surtout de ne pas avoir changé de chemise depuis Reims.

— Imaginez-vous, gémit-il tout de suite, qu’on m’a égaré mes bagages à Vouziers. Des imbéciles, des gredins à qui je casserais la tête, si je les tenais !… Et plus rien, pas un mouchoir, pas une paire de chaussettes ! C’est à en devenir fou, ma parole d’honneur !

Delaherche insista aussitôt pour l’emmener chez lui. Mais il résistait : non, non ! il n’avait plus figure humaine, il ne voulait pas faire peur au monde. Il fallut que le fabricant lui jurât que ni sa mère ni sa femme n’étaient levées. Et, d’ailleurs, il allait lui donner de l’eau, du savon, du linge, enfin le nécessaire.

Sept heures sonnaient, lorsque le capitaine Beaudoin, débarbouillé, brossé, ayant sous l’uniforme une chemise du mari, parut dans la salle à manger aux boiseries grises, très haute de plafond. Madame Delaherche, la mère, était déjà là, toujours debout à l’aube, malgré ses soixante-dix-huit ans. Toute blanche, elle avait un nez qui s’était aminci et une bouche qui ne riait plus, dans une longue face maigre. Elle se leva, se montra d’une grande politesse, en invitant le capitaine à s’asseoir devant une des tasses de café au lait qui étaient servies.

— Peut-être, monsieur, préféreriez-vous de la viande et du vin, après tant de fatigues ?

Mais il se récria.

— Merci mille fois, madame, un peu de lait et du pain beurré, c’est ce qui m’ira le mieux.

À ce moment, une porte fut gaiement poussée, et Gilberte entra, la main tendue. Delaherche avait dû la prévenir, car d’ordinaire elle ne se levait jamais avant dix heures. Elle était grande, l’air souple et fort, avec de beaux cheveux noirs, de beaux yeux noirs, et pourtant très rose de teint, et la mine rieuse, un peu folle, sans méchanceté