Page:Zola - La Débâcle.djvu/28

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chevaux, sans vouloir répondre aux questions, comme si le malheur eût galopé à leurs trousses. C’était donc vrai que les Prussiens venaient d’écraser l’armée, qu’ils coulaient de toutes parts en France, comme la crue d’un fleuve débordé ? Et déjà, dans l’air muet, les populations, gagnées par la panique montante, croyaient entendre le lointain roulement de l’invasion, grondant plus haut de minute en minute ; et déjà, des charrettes s’emplissaient de meubles, des maisons se vidaient, des familles se sauvaient à la file par les chemins, où passait le galop d’épouvante.

Dans la confusion de la retraite, le long du canal du Rhône au Rhin, près du pont, le 106e dut s’arrêter, au premier kilomètre de l’étape. Les ordres de marche, mal donnés et plus mal exécutés encore, venaient d’accumuler là toute la deuxième division ; et le passage était si étroit, un passage de cinq mètres à peine, que le défilé s’éternisait.

Deux heures s’écoulèrent, le 106e attendait toujours, immobile, devant l’interminable flot qui passait devant lui. Les hommes debout, sous le soleil ardent, le sac au dos, l’arme au pied, finissaient par se révolter d’impatience.

— Paraît que nous sommes de l’arrière-garde, dit la voix blagueuse de Loubet.

Mais Chouteau s’emporta.

— C’est pour se foutre de nous qu’ils nous font cuire. Nous étions là les premiers, nous aurions dû filer.

Et, comme, de l’autre côté du canal, par la vaste plaine fertile, par les chemins plats, entre les houblonnières et les blés mûrs, on se rendait bien compte maintenant du mouvement de retraite des troupes, qui refaisaient en sens inverse le chemin déjà fait la veille, des ricanements circulèrent, toute une moquerie furieuse.

— Ah ! nous nous cavalons ! reprit Chouteau ! Eh bien ! elle est rigolo, leur marche à l’ennemi, dont ils nous bourrent les oreilles, depuis l’autre matin… Non, vrai,