Page:Zola - La Débâcle.djvu/29

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c’est trop crâne ! On arrive, et puis on refout le camp, sans avoir seulement le temps d’avaler sa soupe !

L’enragement des rires augmenta, et Maurice, qui était près de Chouteau, lui donnait raison. Puisqu’on restait là, comme des pieux, à attendre depuis deux heures, pourquoi ne les avait-on pas laissés faire tranquillement bouillir la soupe et la manger ? La faim les reprenait, ils avaient une rancune noire de leur marmite renversée trop tôt, sans qu’ils pussent comprendre la nécessité de cette précipitation, qui leur paraissait imbécile et lâche. De fameux lièvres, tout de même !

Mais le lieutenant Rochas rudoya le sergent Sapin, qu’il accusait de la mauvaise tenue de ses hommes. Attiré par le bruit, le capitaine Beaudoin s’était approché.

— Silence dans les rangs !

Jean, muet, en vieux soldat d’Italie, rompu à la discipline, regardait Maurice, que la blague mauvaise et emportée de Chouteau semblait amuser ; et il s’étonnait, comment un monsieur, un garçon qui avait reçu tant d’instruction, pouvait-il approuver des choses, peut-être vraies tout de même, mais qui n’étaient pas à dire ? Si chaque soldat se mettait à blâmer les chefs et à donner son avis, on n’irait pas loin, pour sûr.

Enfin, après une heure encore d’attente, le 106e reçut l’ordre d’avancer. Seulement, le pont était toujours si encombré par la queue de la division, que le plus fâcheux désordre se produisit. Plusieurs régiments se mêlèrent, des compagnies filèrent quand même, emportées ; tandis que d’autres, rejetées au bord de la route, durent marquer le pas. Et, pour mettre le comble à la confusion, un escadron de cavalerie s’entêta à passer, refoulant dans les champs voisins les traînards que l’infanterie semait déjà. Au bout de la première heure de marche, toute une débandade traînait le pied, s’allongeait, attardée comme à plaisir.