Page:Zola - La Débâcle.djvu/296

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

que, pour la calmer sans doute, le soldat lui adressait tout un flot de rauques paroles. D’un violent effort, elle avait dégagé sa tête, elle vit tout.

Cela ne dura pas trois secondes. Weiss, dont le binocle avait glissé, dans les adieux, venait de le remettre vivement sur son nez, comme s’il avait voulu bien voir la mort en face. Il recula, s’adossa contre le mur, en croisant les bras ; et, dans son veston en lambeaux, ce gros garçon paisible avait une figure exaltée, d’une admirable beauté de courage. Près de lui, Laurent s’était contenté de fourrer les mains dans ses poches. Il semblait indigné de la cruelle scène, de l’abomination de ces sauvages qui tuaient les hommes sous les yeux de leurs femmes. Il se redressa, les dévisagea, leur cracha d’une voix de mépris :

— Sales cochons !

Mais l’officier avait levé son épée, et les deux hommes tombèrent comme des masses, le garçon jardinier la face contre terre, l’autre, le comptable, sur le flanc, le long du mur. Celui-ci, avant d’expirer, eut une convulsion dernière, les paupières battantes, la bouche tordue. L’officier, qui s’approcha, le remua du pied, voulant s’assurer qu’il avait bien cessé de vivre.

Henriette avait tout vu, ces yeux mourants qui la cherchaient, ce sursaut affreux de l’agonie, cette grosse botte poussant le corps. Elle ne cria même pas, elle mordit silencieusement, furieusement, ce qu’elle put, une main que ses dents rencontrèrent. Le Bavarois jeta une plainte d’atroce douleur. Il la renversa, faillit l’assommer. Leurs visages se touchaient, jamais elle ne devait oublier cette barbe et ces cheveux rouges, éclaboussés de sang, ces yeux bleus, élargis et chavirés de rage.

Plus tard, Henriette ne put se rappeler nettement ce qui s’était passé ensuite. Elle n’avait eu qu’un désir, retourner près du corps de son mari, le prendre, le veiller. Seulement, comme dans les cauchemars, toutes sortes d’ob-