à peu blanchies d’une aube livide. Les abominables souvenirs lui revenaient, la bataille perdue, la fuite, le désastre, dans la lucidité aiguë du réveil. Il revit tout, jusqu’au moindre détail, il souffrit affreusement de la défaite, dont le retentissement descendait aux racines de son être, comme s’il s’en était senti le coupable. Et il raisonnait le mal, s’analysant, retrouvant aiguisée la faculté de se dévorer lui-même. N’était-il pas le premier venu, un des passants de l’époque, certes d’une instruction brillante, mais d’une ignorance crasse en tout ce qu’il aurait fallu savoir, vaniteux avec cela au point d’en être aveugle, perverti par l’impatience de jouir et par la prospérité menteuse du règne ? Puis, c’était une autre évocation : son grand-père, né en 1780, un des héros de la Grande Armée, un des vainqueurs d’Austerlitz, de Wagram et de Friedland ; son père, né en 1811, tombé à la bureaucratie, petit employé médiocre, percepteur au Chêne-Populeux, où il s’était usé ; lui, né en 1841, élevé en monsieur, reçu avocat, capable des pires sottises et des plus grands enthousiasmes, vaincu à Sedan, dans une catastrophe qu’il devinait immense, finissant un monde ; et cette dégénérescence de la race, qui expliquait comment la France victorieuse avec les grands-pères avait pu être battue dans les petits-fils, lui écrasait le cœur, telle qu’une maladie de famille, lentement aggravée, aboutissant à la destruction fatale, quand l’heure avait sonné. Dans la victoire, il se serait senti si brave et triomphant ! Dans la défaite, d’une faiblesse nerveuse de femme, il cédait à un de ces désespoirs immenses, où le monde entier sombrait. Il n’y avait plus rien, la France était morte. Des sanglots l’étouffèrent, il pleura, il joignit les mains, retrouvant les bégaiements de prière de son enfance :
— Mon Dieu ! prenez-moi donc… Mon Dieu ! Prenez donc tous ces misérables qui souffrent…