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Page:Zola - La Débâcle.djvu/410

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larmes… Mon pauvre Zéphir, il pleurait comme un homme…

Étranglé de chagrin, Prosper dut s’interrompre, pleurant encore lui-même. Il avala un nouveau verre de vin, il continua son histoire, en phrases coupées, incomplètes. La nuit se faisait davantage, il n’y avait plus qu’un rouge rayon de lumière, au ras du champ de bataille, projetant à l’infini l’ombre immense des chevaux morts. Lui, sans doute, était resté longtemps près du sien, incapable de s’éloigner, avec sa jambe lourde. Puis, une brusque épouvante l’avait fait marcher quand même, le besoin de ne pas être seul, de se retrouver avec des camarades, pour avoir moins peur. Ainsi, de partout, des fossés, des broussailles, de tous les coins perdus, les blessés oubliés se traînaient, tâchaient de se rejoindre, faisaient des groupes à quatre ou cinq, des petites sociétés, où il était moins dur de râler ensemble et de mourir. Ce fut ainsi que, dans le bois de la Garenne, il tomba sur deux soldats du 43e, qui n’avaient pas une égratignure, mais qui étaient là, terrés comme des lièvres, attendant la nuit. Quand ils surent qu’il connaissait les chemins, ils lui dirent leur idée, filer en Belgique, gagner la frontière à travers bois, avant le jour. Il refusa d’abord de les conduire, il aurait préféré gagner tout de suite Remilly, certain d’y trouver un refuge ; seulement, où se procurer une blouse et un pantalon ? sans compter que, du bois de la Garenne à Remilly, d’un bord de la vallée à l’autre, il ne fallait point espérer traverser les nombreuses lignes prussiennes. Aussi finit-il par consentir à servir de guide aux deux camarades. Sa jambe s’était échauffée, ils eurent la chance de se faire donner un pain dans une ferme. Neuf heures sonnèrent à un clocher lointain, comme ils se remettaient en route. Le seul grand danger qu’ils coururent, ce fut à la Chapelle, où ils se jetèrent au beau milieu d’un poste ennemi, qui prit les armes et tira dans les ténèbres, tandis