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Page:Zola - La Débâcle.djvu/454

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avec la viande dedans, la nuit noire était venue. Loubet avait épluché les betteraves, pour les faire cuire dans le bouillon, un vrai fricot de l’autre monde, comme il disait ; et tous activaient la flamme, en poussant sous la marmite les débris de la brouette. Leurs grandes ombres dansaient bizarrement, au fond de ce trou de roches. Puis, il leur devint impossible d’attendre davantage, ils se jetèrent sur le bouillon immonde, ils se partagèrent la viande avec leurs doigts égarés et tremblants, sans prendre le temps d’employer le couteau. Mais, malgré eux, leur cœur se soulevait. Ils souffraient surtout du manque de sel, leur estomac se refusait à garder cette bouillie fade des betteraves, ces morceaux de chair à moitié cuite, gluante, d’un goût d’argile. Presque tout de suite, des vomissements se déclarèrent. Pache ne put continuer, Chouteau et Loubet injurièrent cette satanée rosse de cheval, qu’ils avaient eu tant de peine à mettre en pot-au-feu, et qui leur fichait la colique. Seul, Lapoulle dîna copieusement ; mais il faillit en crever, la nuit, lorsqu’il fut retourné avec les trois autres, sous les peupliers du canal, pour y dormir.

En chemin, Maurice, sans une parole, saisissant le bras de Jean, l’avait entraîné par un sentier de traverse. Les camarades lui causaient une sorte de dégoût furieux, il venait de faire un projet, celui d’aller coucher dans le petit bois, où il avait passé la première nuit. C’était une bonne idée, que Jean approuva beaucoup, lorsqu’il se fut allongé sur le sol en pente, très sec, abrité par d’épais feuillages. Ils y restèrent jusqu’au grand jour, ils y dormirent même d’un profond sommeil, ce qui leur rendit quelque force.

Le lendemain était un jeudi. Mais ils ne savaient plus comment ils vivaient, ils furent simplement heureux de ce que le beau temps semblait se rétablir. Jean décida Maurice, malgré sa répugnance, à retourner au bord du