Page:Zola - La Débâcle.djvu/544

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lui, dès le lendemain de l’occupation. Sans doute ils avaient dû s’entendre, en quelques mots, une fois pour toutes, sur leur formel désir de se cloîtrer ensemble au fond de cette pièce, tant que des Prussiens logeraient dans la maison. Beaucoup y avaient passé deux ou trois nuits, un capitaine, M. de Gartlauben, y couchait encore, à demeure. Du reste, jamais plus ni le colonel ni la vieille dame n’avaient reparlé de ces choses. Malgré ses soixante-dix-huit ans, elle se levait dès l’aube, venait s’installer dans un fauteuil, en face de son ami, à l’autre coin de la cheminée ; et, sous la lumière immobile de la lampe, elle se mettait à tricoter des bas pour les petits pauvres, tandis que lui, les yeux fixés sur les tisons, ne faisait jamais rien, ne semblait vivre et mourir que d’une pensée, dans une stupeur croissante. Ils n’échangeaient sûrement pas vingt paroles en une journée, il l’avait arrêtée du geste, chaque fois que, sans le vouloir, elle qui allait et venait par la maison, laissait échapper quelque nouvelle du dehors ; de sorte que désormais, il ne pénétrait plus rien là de la vie extérieure, et que rien n’était entré du siège de Paris, des défaites de la Loire, des quotidiennes douleurs de l’invasion. Mais, dans cette tombe volontaire, le colonel avait beau refuser la lumière du jour, se boucher les deux oreilles, tout l’effroyable désastre, tout le deuil mortel devait lui arriver par les fentes, avec l’air qu’il respirait ; car, d’heure en heure, il était comme empoisonné quand même, il se mourait davantage.

Pendant ce temps, au très grand jour, lui, et dans son besoin de vivre, Delaherche s’agitait, tâchait de rouvrir sa fabrique. Il n’avait pu encore que remettre en marche quelques métiers, au milieu du désarroi des ouvriers et des clients. Alors, afin d’occuper ses tristes loisirs, il lui était venu une idée, celle de dresser un inventaire total de sa maison et d’y étudier certains perfectionnements, depuis longtemps rêvés. Justement, il avait sous la main,