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LES ROUGON-MACQUART.

Plus haut encore, des digitales rouges, les lupins bleus s’élevaient en colonnettes minces, suspendaient une rotonde byzantine, peinturlurée violemment de pourpre et d’azur ; tandis que, tout en haut, un ricin colossal, aux feuilles sanguines, semblait élargir un dôme de cuivre bruni.

Et comme Serge avançait déjà les mains, voulant passer, Albine le supplia de ne pas faire de mal aux fleurs.

— Tu casserais les branches, tu écraserais les feuilles, dit-elle. Moi, depuis des années que je vis ici, je prends bien garde de ne tuer personne… Viens, je te montrerai les pensées.

Elle l’obligea à revenir sur ses pas, elle l’emmena hors des sentiers étroits, au centre du parterre, où se trouvaient autrefois de grands bassins. Les bassins, comblés, n’étaient plus que de vastes jardinières, à bordure de marbre émiettée et rompue. Dans un des plus larges, un coup de vent avait semé une merveilleuse corbeille de pensées. Les fleurs de velours semblaient vivantes, avec leurs bandeaux de cheveux violets, leurs yeux jaunes, leurs bouches plus pâles, leurs délicats mentons couleur chair.

— Quand j’étais plus jeune, elles me faisaient peur, murmura Albine. Vois-les donc. Ne dirait-on pas des milliers de petits visages qui vous regardent, à ras de terre ?… Et elles tournent leurs figures, toutes ensemble. On dirait des poupées enterrées qui passent la tête.

Elle l’entraîna de nouveau. Ils firent le tour des autres bassins. Dans le bassin voisin, des amarantes avaient poussé, hérissant des crêtes monstrueuses qu’Albine n’osait toucher, songeant à de gigantesques chenilles saignantes. Des balsamines, jaune paille, fleur de pêcher, gris de lin, blanc lavé de rose, emplissaient une autre vasque, où les ressorts de leurs graines partaient avec de petits bruits secs. Puis, c’était, au milieu des débris d’une fontaine, une col-