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LA FAUTE DE L’ABBÉ MOURET.

dans les herbes. Elles montaient à ses épaules, maintenant. Elles lui semblaient autant de bras minces qui cherchaient à le lier aux membres, pour le rouler et le noyer au fond de cette mer verte, interminable. Et il supplia Albine de ne pas aller plus loin. Elle marchait en avant, elle ne s’arrêta pas ; puis, voyant qu’il souffrait, elle se tint debout à son côté, peu à peu assombrie, finissant par être prise de frissons comme lui. Pourtant, elle parla encore. D’un geste large, elle indiqua les ruisseaux, les rangées de saules, les nappes d’herbe étalées jusqu’au bout de l’horizon. Tout cela était à eux, autrefois. Ils y vivaient des journées entières. Là-bas, entre ces trois saules, au bord de cette eau, ils avaient joué aux amoureux. Alors, ils auraient voulu que les herbes fussent plus grandes qu’eux, afin de se perdre dans leur flot mouvant, d’être plus seuls, d’être loin de tout, comme des alouettes voyageant au fond d’un champ de blé. Pourquoi donc tremblait-il aujourd’hui, rien qu’à sentir le bout de son pied tremper et disparaître dans le gazon ?

Elle le mena à la forêt. Les arbres effrayèrent Serge davantage. Il ne les connaissait pas, avec cette gravité de leur tronc noir. Plus qu’ailleurs, le passé lui semblait mort, au milieu de ces futaies sévères, où le jour descendait librement. Les premières pluies avaient effacé leurs pas sur le sable des allées ; les vents emportaient tout ce qui restait d’eux aux branches basses des buissons. Mais Albine, la gorge serrée de tristesse, protestait du regard. Elle retrouvait sur le sable les moindres traces de leurs promenades. À chaque broussaille, l’ancienne tiédeur du frôlement qu’ils avaient laissé là lui remontait au visage. Et, les yeux suppliants, elle cherchait encore à évoquer les souvenirs de Serge. Le long de ce sentier, ils avaient marché en silence, très-émus, sans oser se dire qu’ils s’aimaient. Dans cette clairière, ils s’étaient oubliés un soir, fort tard, à regarder les étoiles, qui